Grand succès du 21e Sila, le grand rendez-vous du livre algérien, qui s’est déroulé du 26 octobre au 5 novembre à Alger. L’Entreprise nationale de communication, d’édition et de publicité (Anep) s’y est distinguée par la qualité de son catalogue et en animant les principales tables rondes et conférences. Rencontre avec Djemal Kaouan, son dynamique PDG.
Pour la deuxième année consécutive, l’Anep aura été, par ses nouvelles publications et son cycle de débats et de conférences, l’un des principaux animateurs du 21e Salon international du livre d’Alger (Sila). Pourriez-vous nous exposer la nouvelle stratégie culturelle de l’Anep ?
Avec d’autres éditeurs nationaux, du public et du privé, l’Anep veut monter en puissance pour qu’il y ait dans notre pays une industrie du livre pourvoyeuse d’emplois et réceptacle d’œuvres de qualité dans tous les domaines de la culture. Il est tout à fait clair que pour aller de l’avant il faut une véritable stratégie. Il y a une très forte demande d’ouvrages en tout genre et il est impératif de répondre aux besoins des différents lectorats, qui constituent les élites de demain. Outre son rôle d’éditeur qu’elle remplit pleinement, l’Anep offre aussi, en marge ou au sein même du Sila, un espace de discussions pour des auteurs de très haut niveau, au profit des Algériens qui veulent comprendre ce qui se passe autour d’eux. À travers les débats et conférences, l’Anep crée des synergies entre les auteurs, qu’ils soient étrangers ou nationaux, et leurs lecteurs. L’Anep n’est pas qu’une machine à produire des livres, elle est aussi un instrument privilégié pour la circulation des idées, au service de la connaissance et du savoir.
L’histoire nationale algérienne tient une place centrale dans vos publications, comme l’a démontré l’émouvant hommage que l’Anep a rendu à la militante Zahra Lalmania, une moudjahida d’origine flamande, plus connue sous le nom de guerre : « l’Allemande ». Elle est venue pour la première fois de sa vie de la région de Tkout, dans les Aurès, où elle a toujours vécu. Pourquoi ce choix ?
Vous l’avez très bien dit, l’hommage rendu à Zahra Lalmania, cette grande moudjahida, a été un très grand moment d’émotion. C’est une fierté pour l’Anep que d’exhumer des pans entiers de notre Histoire, à travers les personnes ou à travers les archives. Évidemment, rien ne remplace le témoignage quand il émane de personnes sincères et qui n’osent, par pudeur, parler de leur propre parcours. Zahra Lalmania en est un exemple. Notre ligne de conduite participe tout à la fois du devoir de reconnaissance du sacrifice consenti par nos héros, de la responsabilité mémorielle et de la nécessité d’entretenir notre « moi » national. C’est à ce titre que nous allons vers ces repères, afin de les faire connaître des nouvelles générations et, bien entendu puisque c’est notre métier, faire en sorte que leur témoignage soit transformé en livre.
La 21e édition du Sila a battu tous les records d’affluence, soit près d’un million et demi de visiteurs. Comment expliquez-vous l’engouement du public algérien pour une telle manifestation ?
Le Sila est un phénomène qui intrigue aussi bien les Algériens eux-mêmes que les observateurs étrangers. Il y a la loi du nombre, d’où cet engouement fantastique, et l’habitude qui s’est créée au fil des ans pour que le Sila devienne une fête populaire. Cette fête autour du livre, et par le livre, nous rend plus exigeants. Quoi de plus beau que de voir les membres d’une même famille en discussion avec un auteur ! Il est vrai aussi que le Sila compense le déficit en vraies librairies à travers le pays. Le Sila efface les frontières, favorise les rencontres et les débats. Il est un stimulant pour les auteurs et pour les éditeurs.
En tant que principal éditeur algérien, avec un catalogue de prés de 900 titres, quels sont les défis auxquels l’industrie du livre est appelée à relever ?
D’emblée il faut préciser que l’industrie du livre en Algérie n’est pas encore une véritable machine bien huilée comme on le voit dans les pays industrialisés avec des tirages impressionnants. Néanmoins, on constate depuis quelques années dans notre pays des signaux très positifs quant à la fabrication du livre. Et ce qui est très encourageant, c’est la maîtrise d’une technologie de pointe. Pour preuve, la conception selon des normes internationales d’ouvrages qui n’ont rien à envier à ce qui se fait ailleurs et je cite, pour le cas de l’Anep, les beaux-livres. Les défis, c’est d’abord la qualité de l’impression, puis les verrous à faire sauter, comme les écueils rencontrés face à la diffusion et le déficit en points de vente. Une industrie du livre n’a de sens que si les autres maillons fonctionnent bien : marketing, articles de presse, commande auprès des institutions, etc.
L’Anep envisage-t-elle des partenariats avec des éditeurs étrangers ?
Tout partenariat est bénéfique. L’idéal est que l’Anep ne se contente plus d’acheter des droits, mais mette aussi en valeur ses propres produits. Il faut arriver à ce que des éditeurs étrangers demandent que l’Anep leur cède des droits, et ce ne sont pas les œuvres de qualité qui manquent et qui peuvent intéresser un lectorat intéressé par la culture algérienne. L’imprimerie de l’Anep est en mesure d’offrir ses services à moindre coût pour l’impression d’ouvrages, guides, bannières, drops, dictionnaires, revues.
Quels sont les obstacles à l’exportation du livre algérien ?
Les obstacles ne se trouvent pas côté algérien, bien au contraire. Il faut se poser la question de pourquoi le produit culturel algérien, avec comme fer de lance le livre, n’est pas importé massivement là où, sur le plan linguistique, il y a une demande conséquente – dans les pays francophones et le monde arabe. Le livre algérien (roman, essai, beau-livre…) est pour l’instant confiné dans des librairies spécialisées.
Les échanges culturels se font encore à sens unique, du Nord vers le Sud. Il est temps d’arriver à des synergies communes et faire en sorte qu’il n’y ait pas de barrières. Le livre algérien n’est pas disponible dans les librairies du Caire ni dans celles de Paris. Alors qu’à Alger, les livres sont pour la plupart importés !
L’édition numérique fait-elle partie de votre plan de développement ?
L’e-book est l’un de nos objectifs majeurs, et cela va être très rapide. Nous dépendons d’autres acteurs, comme Algérie Télécom, pour l’outil qui nous permettrait de toucher un lectorat enclavé, ou se trouvant à l’étranger.
Depuis votre arrivée à la tête de l’Anep, vous vous êtes employé à développer et à rénover le réseau de librairies à travers l’ensemble du territoire national. L’une de ces librairies au centre d’Alger, la librairie Chaib Dzair, est devenue un haut lieu de débats et un forum de rencontres entre les auteurs et leurs lecteurs. Cette expérience sera-t-elle étendue à d’autres villes algériennes ?
Entre autres challenges, nous comptons étendre notre réseau de librairies à travers les principales agglomérations urbaines. Pour ce qui est de la librairie Chaib Dzair, du nom de la première femme martyre pendant la guerre de Libération, l’effet a démarré le jour même où l’on a décidé qu’il y aurait des rencontres avec des auteurs. La librairie Chaib Dzair est devenue incontournable, elle a son public très fidèle, et cela nous conforte dans nos prises de décision. Évidemment, une telle expérience est à élargir pour d’autres lieux.
Outre l’arabe et le français, l’Anep se dote également d’un programme de publication en tamazigh, reconnue par la nouvelle Constitution, début février, comme langue nationale et officielle. Qu’en est-il dans les faits ?
Le catalogue de l’Anep, que vous pouvez consulter sur notre site web (1), est varié. En majorité les titres sont en arabe et en français, et très peu en tamazight. Celui-ci est une composante de notre identité et il est un devoir pour nous de lui accorder une grande importance. Cela étant, le tamazight fait l’objet d’une grande discussion entre spécialistes : quelle transcription doit-on utiliser ? Il y a un patrimoine en tamazight à valoriser, et l’Anep est là.
Le livre est un outil puissant pour combattre l’obscurantisme véhiculé par certains éditeurs étrangers. Comptez-vous promouvoir des collections grand public dédiées à la diffusion de l’islam des Lumières, dont l’un des promoteurs en France, l’Algérien Malek Chebel, habitué du Sila, vient de nous quitter, laissant derrière lui une œuvre féconde ?
Votre question est pertinente puisqu’elle est d’actualité. La meilleure façon de combattre l’obscurantisme est de proposer des œuvres de qualité qui traitent de notre patrimoine religieux et spirituel. Vous savez, la violence de l’occupation coloniale a également sévi sur le plan de l’histoire et de l’anthropologie. L’Algérie a toujours été une aire de civilisation et une terre hospitalière, comme en témoigne son accueil des populations persécutées en terre ibérique après la chute de Grenade. Cela pour dire que le message originel de l’islam est bien intégré par l’humus algérien à travers les âges, et il nous appartient aujourd’hui de puiser dans ce terreau de spiritualité pour entretenir le « vivre ensemble » et contrecarrer les intégrismes, quels que soient les oripeaux dont ils se drapent, et qui cachent d’ailleurs souvent des velléités de déstabilisation des États et des sociétés pour des raisons purement mercantiles.
Nous avons déjà publié des ouvrages sur le soufisme, sur l’architecture islamique, sur les savants musulmans. Le fonds éditorial de l’Anep est riche et il prend à contre-pied les idéologies qui n’ont rien à voir avec le rite malékite tel qu’adopté par nos ancêtres. Pour avoir enduré des moments pénibles et tragiques, marqués par l’extrémisme qui instrumentalise l’islam, les Algériens savent où sont aujourd’hui leurs vrais repères. Nous avons édité des ouvrages sur Ibn Khaldoun, Cheikh Senouci, cheikh Ibn Badis et bien d’autres. Pour ce qui est de l’œuvre du défunt anthropologue Malek Chebel, hélas ! les droits appartiennent à des éditeurs étrangers. L’Anep est ouverte à toute proposition dès lors qu’on lui propose des œuvres de qualité, qui relèvent de l’islam (en tant que religion et civilisation) et qui tendent à revisiter le passé avec les yeux d’aujourd’hui.
(1) www.anep.com.dz/