Dans ces placards à cadavres dorment aussi des dossiers trop lourds pour le chêne des étagères ; et ils vomissent enfin leur vérité. Une vérité qui nous rappelle par analogie romanesque, René Bousquet. Un immense collaborateur des nazis et responsable de la Rafle du Vel’dhiv, et aussi un indéfectible ami de François Mitterrand, un Bousquet qui fût également un pilier de banque…
Dommage que Luc Debieuvre, au prétexte qu’il est affable, ait trop masqué les grandes qualités de son roman derrière un titre de fable : « Le banquier, la belette et le petit bédouin ». Le livre est bien plus riche, et bien lesté par les échantillons que remontent ses coups de sonde donnés dans le ventre de la sottise et la cruauté de l’humanité. À bas « Le banquier, la belette et le petit bédouin » et vive le « La clé USB retrouvée à Rocroi », puisque le roman reprenant un chemin littéraire connu, nous fait penser à la mécanique du « Manuscrit retrouvé à Saragosse ». Faisant le siège de cette ville en 1809, Alphonse Van Worden, capitaine des Gardes wallonnes, découvre un texte dans une maison abandonnée. Sa lecture va l’entraîner dans d’étranges voyages, à l’intérieur de lui-même et dans la géographie qui l’entoure. De plus pour Debieuvre, écrivain qui est lui-même banquier, mettre USB dans son titre était s’approcher d’un sigle qui fait phare : UBS. Comme dans une poupée russe il faut ouvrir le roman pour trouver un second texte à l’intérieur, une pratique éprouvée par Pinget ou Robbe-Grillet à la différence que le bouquin de Debieuvre est jubilatoire et loin des études de laboratoire, sèches et alambiquées, de nos deux pionniers. « Timeo himinem unius libri », nous dit l’auteur qui redoute « L’homme qui a lu un seul livre », c’est sans doute pour cela qu’il écrit deux romans en un seul…
Nous sommes à Saint Germain des Prés, ce qui est banal mais plus crédible et reposant que les pamphlets haineux d’un Houellebecq quand il nous fait ramer en espérance d’une île. À Saint Germain la fille d’un père mort dédicace le roman posthume écrit par son père. Un homme passe par là, découvre le livre en devanture, et le récit de sa propre vie vient se croiser à celle de celui qui fut son ami. Les deux existences forment une trame et des chaînes comparables à celles de ces beaux Chiraz dont les lisses ont le pouvoir de décrire tous les bonheurs ou les apocalypses.
À propos d’enfer et d’apocalypse, nous sommes chez Lipp qui est, pour Debieuvre, une image du jugement dernier. Où, sur le pas de la porte de la brasserie « Monsieur Gérard », le maître d’hôtel, tranche entre les VIP et les sans nom. Ces derniers étant relégués aux flammes de l’arrière-salle, consignés à l’abîme des inconnus, forme de mort dans un monde où la vraie carte d’identité ne s’obtient que par un passage à la télé. C’est sur le trottoir où a été enlevé Ben Barka que le « narrateur » commence à conter à une amie éditrice, elle-même sorte d’Abeille Bourbon spécialisée dans le sauvetage des manuscrits en détresse, la vie de son ami. Une façon moins narcissique de raconter la sienne.
Dans l’étape de sa vie réservée aux études dites « supérieures », François Dardenne – l’auteur posthume – est un militant anticommuniste d’un genre à part. Plutôt que militer au GUD il s’en va tout seul lancer des tracts depuis une tour de Dubrovnik, ville catholique, pour dire aux Croates « Libérez-vous ». Forme de terrorisme qui, vous l’avez compris, est assez éloignée des héros de la bande à Ben Laden. Le récit de voyage, et ce lancer de tracts qui donne le trac, est assez convaincant pour qu’on se sente voisin de siège de François dans son charter vers la Yougoslavie.
Mais, pour qui n’est pas Clément Ader, lancer du vélin en l’air ne peut occuper toute une vie. Passant au papier monnaie, François devient banquier. Il en faut parait-il… Et débarque à la Banque de l’Orient Extrême, devenue Banlex au hasard d’une fusion, quand on découvre un cadavre près d’un placard (les autres étant sans doute mieux planqués à l’intérieur). Au travers des yeux neufs, humains encore du héros, on découvre la grande valse du mépris et de l’insignifiance, celle du Comité de crédit, où des coqs nourris à l’avoine d’un équivalent ENA, imposent leur grandeur à un bas peuple de collaborateurs priés d’applaudir en prenant des notes. Exercice difficile pour tout malheureux non doté de trois mains. Le « Déontologue », installé en position du Commandeur étant là pour la fiction. Celle de faire appliquer des règles morales dans un métier qui n’en compte pas. Le cadavre ? C’est celui de Sauveur Conti-Chiavari. Avant de se retrouver dans la position du duc de Guise, Chiavari avait pourtant évité la guillotine, celle tenue par les psychologues de la Direction des Ressources Humaines « qui ne connaissent de la banque que la cantine », échappant à une retraite « anticipée » en Corse, ou à une mutation à Vierzon. Qui a tué Sauveur ? Ne comptez pas sur le commissaire Badherbe. Pour tenter de le savoir, le plus efficace est une « enquête interne », confiée à Jean Delapoûtre un banquier tendance dandy.
« « Monsieur le comte » dans le privé, traînait à la Banlex sa nonchalance élégante comme tous ceux qui n’avaient jamais eu besoin de travailler pour vivre », voilà le Sherlock que se donne l’ex Orient-Extrême.
Puisque dans sa carrière Sauveur a trainé son verre de whisky, le plus souvent caché, en Arabie Saoudite, Hongkong ; Bahreïn, Rome, Tahiti, le mieux est de remonter le chemin du défunt pour tenter d’y trouver un réverbère assez lumineux pour éclairer le crime. Le roman prend alors l’avion et l’exotisme qui va avec. Et il est heureux que Sauveur soit mort puisque ce cadavre donne à Debieuvre l’argument du voyage, celui des descriptions dont ont sent que l’auteur-banquier les a lui-même vécues. L’idiotie diplomatique qui, dans nos ambassades, pousse souvent mieux que les asphodèles, la géopolitique de l’Orient compliqué, les soirées trop longues… Avec, dévoilons-le tant son masque est fragile, la description en passant de Mohamed Jaham al-Kuwari. Ce paon des sables, qui fut ambassadeur du Qatar en France avant d’être muté à Washington, peut postuler au titre du plus grotesque chancelier de l’histoire de la diplomatie, où on fait pourtant la queue. Ne blâmons pas une recette qui fait recette : dans Claudel, Morand ou Giraudoux, le Quai d’Orsay et les ambassades ont toujours joué un rôle d’huile essentielle.
Au bout du compte, celui des miles accumulés par Delapoûtre sur sa carte Fréquence Plus, c’est à Paris que se cache une vérité qui est enfin est mise à nue. Dans ces placards à cadavres dorment aussi des dossiers trop lourds pour le chêne des étagères ; et ils vomissent enfin leur vérité. Une vérité qui nous rappelle par analogie romanesque, René Bousquet. Un immense collaborateur des nazis et responsable de la Rafle du Vel’dhiv, et aussi un indéfectible ami de François Mitterrand, un Bousquet qui fût également un pilier de banque… Mais, puisqu’il est acquis que toute ressemblance avec des personnages ayant existé ne saurait être que fortuite, nous fermons la dernière page de ce polar bancaire, mais pas bancal, en nous retirant sur la pointe des pieds, tel un sicaire.
« Le banquier, la belette et le petit bédouin ». Luc Debieuvre. Riveneuve éditions. 18 euros.