Après le temps des indépendances, accordées dans les années 60, et souvent dans la douleur, par Londres à son Commonwealth ou Paris et son AOF et AEF, la reprise en main des états « perdus » passait par un stratagème. Il suffisait à l’ancien colon, ou à quelque lobby, de créer une zizanie ethnique dans le nouvel état libre pour reprendre aisément la main. Le moindre « Front de libération » faisait l’affaire, et le dessin si contestable des frontières africaines, laissait l’embarras du choix à qui voulait fédérer le mécontentement de tribus coupées en deux par le crayon colonial. Il était aisé de créer un Etat dans l’Etat. En réalité ces divisions entre « peuples » visaient d’abord au contrôle direct, par des mains « occidentales », du diamant, du pétrole et autres ressources minières.
Qatar bashing
Autres temps, l’outil « Front de libération » est moins à la mode. La prise de pouvoir sur un territoire, sur un état, passe maintenant par le contrôle du terrorisme. Parfois celui-ci se pratique avec une forme d’innocence. Des états, qui pendant des années ont investi pour faire triompher leur lecture de l’islam politique, se trouvent soudain face à une réussite imprévue, la naissance de groupes combattants prêts à mourir pour assurer la propagation de leur foi. Sans pouvoir être accusé de « Qatar bashing » ou de « Saoudi bashing », la vérité oblige à dire qu’après avoir longtemps labouré et semé, Doha et Riyad récoltent les fruits de leur investissement auprès des peuples de l’Afrique de l’ouest. Alain Chouet, ancien officier français responsable du Renseignement à la DGSE, explique froidement la politique de ces deux monarchies qui prônent l’exercice d’un islam très dur, de lecture wahhabite :
« Le Qatar et surtout l’Arabie Saoudite fondent leur légitimité sur l’islam : ces pays doivent se prémunir contre toute critique, concurrence et dépassement sur la lecture la plus fondamentaliste de cette religion. Soumis à la concurrence et à la volonté de puissance de l’Iran, leur politique constante est de s’assurer le contrôle de l’islam à l’échelon mondial, et le seul moyen dont ils disposent est l’argent. »
Conséquence, l’Afrique a été prise en main par des « missionnaires » wahhabites, jamais à cours de fonds. Résultat de leurs efforts, ils ont tramé un tissu salafiste en Afrique de l’ouest. Même si le terrorisme ne fait pas partie du projet initial, le jihad devient une solution obligée pour nombre de fidèles nourris au lait du wahhabisme. Et les pays sponsors suivent leurs ouailles.
L’islam radical a pris le pouvoir
I. T. est un diplomate franco-malien, également chercheur dans un institut étasunien. Observateur, cet homme du désert a vu d’un œil ironique les troupes françaises, celles de l’opération « Serval », fondre sur les 4X4 d’AQMI ou du MUJAO fonçant sur Bamako :
« Pourquoi cette mobilisation subite alors que la partie est déjà perdue. Bamako est salafiste, tout le Mali et les Peuls eux-mêmes sont salafistes. Des frontières marocaines et algériennes jusqu’à Dakar, le mal est fait, le wahhabisme occupe les têtes, c’est-à-dire la société. Allez aujourd’hui dans le nord de la Côte d’Ivoire… l’islam radical a pris le pouvoir. A court terme j’ignore comment nous les musulmans laïcs, comment les chrétiens vont s’en sortir. Pourquoi naissent, comme spontanés, tous ces groupes terroristes ? Ils naissent du sol labouré par les imams intégristes. Si la société où ils prospèrent leur était hostile, ils ne pourraient survivre. Le poisson est dans l’eau. Le poison aussi. »
Quand en octobre 2012 le Qatar, contre les statuts de l’organisation, devient directement membre de la Francophonie (en omettant de payer sa cotisation…), ce forcing n’a pas pour but d’enseigner Voltaire au Niger, mais plutôt de sponsoriser des écoles françaises d’Afrique pour en faire des madrasas, d’ancrer au fond des crânes les principes d’une philosophie délivrée par l’imam Qadawari et autres figures emblématiques.
Le Colonel « régulateur »
Pour qui reprend les péripéties de l’attaque contre la Libye, la volonté de pouvoir du Qatar sur l’Afrique saute aux yeux. Une campagne où, aux côtés de Nicolas Sarkozy, Doha joue le premier rôle. La démocratie n’étant pas le premier souci de l’émir al-Thani son objectif, en balayant Kadhafi, est d’installer à sa place un état islamique. Accessoirement l’opération, qui permet aussi de se mettre en poche quelques-uns des 167 milliards de la cagnotte du Colonel, a une vision messianique. En éliminant le fondateur de la Jamahiriya, l’émir de Doha est convaincu de prendre en main l’ensemble de son réseau sur le continent, puisque Kadhafi se rêvait « Maître de l’Afrique ». Et il est exact que Kadhafi, à force de menaces et d’argent, avait ce pouvoir de maitriser toute tentative islamiste violente, de Dakar à Tunis. Le Colonel mort, le « régulateur » n’est plus là alors que le terreau, celui sur lequel pousse le radicalisme, ne demande qu’à produire.
Sur ce point, I.T., ce diplomate franco-malien que nous avons déjà cité, revient à la charge :
« Il faut comprendre que le jihadisme est l’expression militaire d’une société religieuse déjà en place, c’est son bras armé. Je suis musulman et ne peut dire qu’islam et djihad sont les deux faces d’une même monnaie. Mais, dans le cas du wahhabisme, l’aspect guerrier est inclus dans la croyance ».
Abdelkrim Belhaj, homme de confiance de l’émir Al-Thani en Libye, symbolise la politique du Qatar en cette rive de la Méditerranée. C’est ce vétéran d’Al-Qaïda que le pouvoir de Doha a adoubé. Sa mission : qu’il devienne le nouveau maître du pays. Et, par parenthèse, que dire des malheureux officiers français, ceux de la DGSE, assignés au rôle de conseillers techniques du Qatar qui, dans cette campagne de Libye, ont été contraints de « travailler » avec ce fou de Dieu. Ayant échoué dans sa mission, celle de devenir le patron de la Libye, Belhaj passe aujourd’hui de longues heures à İstanbul où il joue les aiguilleurs au bénéfice des djihadistes de Syrie. L’argent, les armes, les filières de recrutement sont sous l’œil de ce religieux qui n’hésite pas à orienter vers Syrte les jihadistes fatigués de guerroyer en Syrie et qui rêvent d’horizons nouveaux…
Anschluss
En janvier 2013, pendant « l’anschluss » des troupes djihadistes vers le sud Mali, c’est sans état d’âme que le Qatar soutient ses « petits gars » à lui, ses fidèles guérilleros. A Gao, pris un temps par le groupe MUJAO, on a alors pu voir des avions qataries se poser sur l’aéroport de cette cité qui est la « clé du nord » ; et des 4X4 du Croissant Rouge, venus de Doha, rouler dans les rues de la ville où des combattants, équipés de neuf, ont été recrutés à tour de bras.
Au Niger les propagandistes wahhabites sont à l’œuvre depuis longtemps. Pour ce qui est de l’entraide et de la charité, ce pays est une terre de partage entre les prosélytes du Qatar et d’Arabie Saoudite. Pas une mosquée, pas une madrasa, pas un dispensaire qui échappe aux mannes du wahhabisme. Au sud du Niger les missionnaires de Doha développent le puissant réseau d’une œuvre sociale essentielle à la survie. Elle pratique l’art du microcrédit tout en dictant sa morale, qui est de fer. Est-ce un hasard si Dosso, ville importante de ce sud, est aussi une base de repos et de recrutement pour Boko Haram…
Boka Haram ! L’horrible épithète est lâchée. A son propos Alain Chouet, qui sait de quoi il parle, n’hésite pas à affirmer que de l’argent saoudien et qatarie arrive jusqu’aux poches d’Abubakar Shekau, le gourou de la secte. Tout cela presque au grand jour puisqu’aux Etats Unis, où les comptes sont bien tenus, le Département du Trésor détient de longues listes de généreux donateurs. Une générosité tous azimuts qui n’oublie personne. Partie de la Malaisie, passant par la Syrie et le Yémen, son arrosage à large spectre touche enfin l’Afrique. Accusées, les autorités de Doha et de Riyad se récrient : « nous ne finançons pas le terrorisme »… Parfait, mais qui alors ? Poussés contre le mur, les mêmes responsables finissent par avouer « qu’ils ne contrôlent pas la « zakat » », cette charité islamique, exercée discrètement, qui exige d’un religieux qui se veut parfait de donner le quart de ses revenus annuels à un pauvre, à une œuvre. Un processus qui fait que, pour certains princes ou riches hommes d’affaires, Daech ou Al-Qaïda sont des d’ONG comme les autres.
Quadrillages marocains
En Afrique de l’ouest, outre les coups de poing du président tchadien Idriss Déby, outre les quadrillages marocains et algériens, ceux de l’armée et de la police qui tiennent le djihadiste au bout du fusil, le continent -de l’aveu même des experts africains- est « très fragile ». On connait les difficultés de la France à trouver des relais pour ses opérations Serval au Mali ou Sangaris en Centrafrique. La « Communauté Internationale » ne se précipite pas à l’aide. Pire que cela, certains experts, accusés de « complotisme », affirment même que, dans le cas de Boko Haram, « l’OTAN attise les braises »… Sur cette accusation Alain Chouet répond :
« Ce n’est évidemment pas l’OTAN qui instrumentalise Boko Haram. Mais, face à la faiblesse, par exemple de l’ONU, c’est toujours l’OTAN qui apparait comme l’unique sauveur. Ce qui met le Nigeria dans une situation fragile. En ce sens Boko Haram finit objectivement par servir les intérêts de l’OTAN et nuit à l’indépendance du pays ».
Dans ce rapide inventaire nous aurions tort d’oublier le rôle de l’Algérie, le pays qui a le plus souffert de la terreur jihadiste. Pour constater que, si à l’intérieur le terrorisme est traité en ennemi mortel, il n’en est pas de même hors des frontières du grand sud. Là, nous sommes au Nord Mali où Alger, s’il faut contrôler son voisin, n’hésite pas à pactiser avec des fous sanguinaires. Ainsi, Iyad ag Ghaly, patron touareg du groupe Ansar Dine, et roi de preneurs d’otages, vient faire régulièrement le plein de ses colonnes en Algérie où il trouve gîte et couvert.
Dans ce chaos africain le nouveau trublion est bien sûr Daech. Longtemps financé, lui aussi, par les prosélytes wahhabites, il semble que le monstre créé, nourri, échappe à ses protecteurs. Mais on a le droit de poser la question : quel sera le parrain de Daech en Afrique ? Affolé par la surenchère du « califat », Riyad, sous la férule du prince Ben Salmane, ministre de la Défense, vient de lancer le principe d’une « coalition islamique contre le terrorisme »… Reste à savoir si, en Afrique, les groupes évoluant sous des enseignes salafistes autres que Daech, resteront des combattants « fréquentables ». Dans ces affaires si troubles où se mêlent l’argent et la volonté de pouvoir, l’ami de l’un est parfois le terroriste de l’autre.
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur
Dessin de Chaunu
DR ACIP/Chaunu