La Yougoslavie communiste n’était pas un État parfait, bien au contraire. D’avoir voulu éradiquer les tares du régime qui l’avait précédé a amplifié sa chute. Conscient du danger que pouvait susciter un bloc serbe trop puissant au sein du système qu’il avait fondé, Tito chercha systématiquement à renforcer les autres nationalités de la Fédération aux dépens des Serbes. Le peuplement serbe au Kosovo (considéré comme le berceau de la Serbie) fut découragé au profit des Albanais, et cette région fut proclamée République autonome au sein de la Serbie. La Slavonie orientale et la Krajina, deux régions majoritairement serbes, furent rattachée à la Croatie. Quant à la Bosnie-Herzégovine, elle fut constituée avec un mélange de Serbes (les plus nombreux), de Croates et de musulmans (nationalité à distinguer des Albanais).
En sens inverse l’invention d’une nationalité « yougoslave », au côté des autres nationalités reconnues, avait l’ambition, à terme, de les voir toutes s’y fondre. Ce projet avait pris une certaine ampleur puisqu’au début de la guerre civile, il y avait deux millions de personnes se déclarant de « nationalité » yougoslave parmi les vingt-trois millions de citoyens du pays. Ils furent les premiers à être écartelés par le conflit.
Lorsque le bloc yougoslave s’est défait, chacune de ses composantes a tenté de conserver les avantages acquis ou de récupérer ceux dont elle s’estimait lésée. D’où l’explosion et la violence du conflit qui fit resurgir les éléments les plus primitifs de la société, portés à ses premiers rangs. Ajoutées à ce retour en arrière, les interventions étrangères ont jeté de l’huile sur le feu. Ces États, à la suite de leurs décideurs, ont privilégié leurs constantes géopolitiques pour certains (Allemagne, Etats-Unis, Turquie, Italie), et les intérêts bassement intéressés de leurs dirigeants pour d’autres (France, Grande-Bretagne, Danemark), le tout aux dépens du maintien de la paix.
Or, aucun de ces acteurs étrangers, pourtant largement responsables de la détérioration de la situation et de l’aggravation du conflit, n’a été tenu responsable, ni mis en cause par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye (TPIY). Aussi dès sa création le 5 mai 1995, la crédibilité de cette cour pouvait être remise en question. Ultérieurement, l’absence de la moindre inculpation à l’encontre de responsables de l’Otan pour crime de guerre l’a confirmé. Ainsi, le bombardement du train de Grdelica le 12 avril 1999, lors de la guerre du Kosovo, qui a tué quatorze civils est-il resté impuni.
De l’avis de tous les observateurs indépendants, au cours des différentes étapes de ce conflit, chacun des belligérants s’est rendu coupable à un moment ou un autre de crimes de guerre. Des massacres, viols, création de camps de concentration, déplacements forcés de populations et autres atrocités ont été commis par toutes les parties. Or il ressort, tant des inculpations que des procédures, et encore plus des sentences, qu’une justice sélective a été complaisante pour les alliés des forces occidentales et répressive contre leurs adversaires. Les mémoires (1) de la procureure du TPIY, Carla del Ponte, sont éloquentes à cet égard. Par ses non-dits et parfois par quelques accès de franchise, elles sont révélatrices et méritent la lecture. Après leur publication qui fit scandale, les autorités suisses lui imposèrent un silence médiatique.
Au niveau des inculpations, on peut relever que le TPIY a mis plus de temps a s’attaquer aux responsables de l‘Armée de libération du Kosovo (UCK) qu’il ne l’a fait pour le président yougoslave Milosevic, et encore, celui-ci l’a été tandis que son alter ego croate, Tudjman, n’a été considéré comme responsable qu’après son décès. Concernant les procédures, l’impossibilité pour les accusés de convoquer des témoins à décharge de même rang a affaibli leur défense ; tel Milosevic pour lequel on refusait de convoquer des chefs d’État ou des ministres occidentaux avec lesquels il avait négocié. En sens inverse, de nombreux témoins contre des responsables kosovars se sont rétractés en dernière minute, ont été assassinés, sont morts très opportunément ou ont refusé de confirmer leurs premiers propos devant la cour. Pis, selon Carla del Ponte : « Certains juges du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie avaient peur que les Albanais ne viennent eux-mêmes s’occuper d’eux. »
Plus flagrant, le 16 novembre 2012, la cour d’appel du TPIY a acquitté les généraux croates Ante Gotovina et Mladen Markac de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, alors qu’ils avaient été condamnés à vingt-quatre ans de prison en première instance. Ils étaient inculpés du meurtre de 324 Serbes – civils et soldats ayant déposé les armes – ainsi que de l’expulsion de 90 000 Serbes de la Krajina. « Je suis choquée […], la crédibilité du Tribunal est mise en question », a affirmé l’ancienne magistrate au quotidien serbe Blic. Presque simultanément, le 29 novembre 2012, Ramush Haradinaj, ex-premier ministre kosovar et commandant de l’Armée de libération du Kosovo, est lui aussi acquitté par la cour d’appel du TPIY, alors qu’il était poursuivi pour crimes contre l’humanité envers des Serbes, des Kosovars et des Roms. Quand il était commandant dans l’UCK, il avait fait assassiner plusieurs centaines de Serbes et en aurait personnellement exécuté une soixantaine. Mais des neuf témoins à charge deux ont été abattus par des francs-tireurs, deux autres périrent dans l’incendie de leur voiture de police, un autre dans un accident d’auto, deux autres furent tués dans un café et les deux derniers poignardés.
On sait de surcroît – et Carla del Ponte et Dick Marty (envoyé spécial du Conseil de l’Europe) l’ont confirmé – qu’après le retrait de l’armée serbe du Kosovo, une centaine de personnes (Serbes, Roms…), jeunes et en excellente santé, a été envoyée dans une clinique au nord de Tirana par l’UCK. Là, une équipe de médecins leur a enlevé leurs organes utiles pour des greffes (cornées, reins, cœur, etc.) avant de les tuer. Il semblerait que Ramush Haradinaj ait été l’un des responsables de ce trafic. Seulement, juridisme oblige, cette affaire ne relève pas du TPIY, puisqu’elle se déroule après la date officielle de la fin du conflit… Comme dit l’adage latin : sumum jus, summa injuria (justice très rigoureuse, justice injuste).
(1) La Traque, les criminels de guerre et moi, Carla del Ponte, Éd. Héloïse d’Ormesson, 2009, 648 p., 25 euros