De la partielle rahma (pardon et miséricorde) à la réconciliation nationale, en attendant une amnistie générale dont l’opportunité est laissée à sa discrétion, le président Abdelaziz Bouteflika a imposé une voie moyenne. Celle faite de fermeté et de rigueur contre le terrorisme et d’ouverture pour les jeunes égarés de l’islam politique fourvoyés dans la défense d’une cause qui n’est pas la leur. L’Algérie n’est pas une terre de djihad (guerre sainte). Elle affiche quotidiennement son islamité par un appel à la prière qui, du haut de ses minarets, s’enchaîne cinq fois par jour de l’aube au crépuscule, d’Annaba à Tlemcen et d’Alger à Tamanrasset. C’est autour de cette évidence historique et sociologique que le chef de l’État, revenu aux affaires en pleine fièvre éradicatrice, a construit sa politique qui peut s’énoncer en quelques mots : « Les islamistes algériens ont tout faux. »
Face à une crise politique par essence, qui se drapait dans les oripeaux de la religion pour engranger des avantages indus, il a imposé la primauté du politique dans l’élaboration de la loi des hommes, dans la cité des hommes, afin d’assurer la progression vers la démocratie. Le chemin fut long et semé d’embûches, sans doute. L’Algérie l’a emprunté seule au milieu du scepticisme général, et parfois d’une certaine hostilité. Il lui a permis de retrouver une stabilité ébranlée par la « décennie rouge » du terrorisme et sa place dans le concert international. En outre, si le pays a échappé à l’effet domino que certains attendaient des « printemps arabes », il le doit aussi à la politique de réconciliation nationale à l’œuvre depuis dix ans. En dépit de quelques fragilités, le pays est resté debout devant l’adversité terroriste, en démentant les mauvais augures et contournant les scénarios dramatiques des éradicateurs qui le voyaient sombrer sous le poids des groupes islamistes armés.
C’est en octobre 1988 que des émeutes à Alger contre la prépondérance du parti unique et ses dérives autoritaires, précédées par des protestations étudiantes à Sétif et à Constantine en 1986, amorcèrent la transition politique. Mal maîtrisée, elle s’est déclinée en deux phases. Dans un premier temps ce fut un choc frontal ordonné par les extrémistes religieux, depuis longtemps à l’affût contre l’armée et les services de sécurité. Ils s’inspiraient de l’Afghanistan des taliban sous occupation soviétique, dont certains « djihadistes », entraînés et aguerris dans les rangs d’Al-Qaïda naissante, et cherchaient à reproduire l’expérience en Algérie. Leur objectif était d’instaurer un État islamique et d’appliquer leur credo selon lequel « l’islam est la solution ». Pris de court, l’État républicain s’est rapidement ressaisi et a organisé la riposte. Il s’est adossé à l’armée restée imperméable à l’infiltration islamiste et à la société civile, qui a vite pris la mesure de la gravité des enjeux. L’Algérie pouvait perdre son identité, ainsi que ses acquis sociaux et culturels, pour être diluée dans une « internationale islamiste » aux contours flous et aux objectifs inavouables.
Pourtant, si le coup d’arrêt donné par l’armée à la prolifération des groupes djihadistes a atteint d’emblée ses objectifs, les politiques éradicatrices, suivies systématiquement dans une certaine confusion au sommet de l’État, ne tardèrent pas à montrer leurs limites. L’un des premiers à l’avoir compris fut Belaïd Abdesslam, leader du mouvement étudiant pendant la guerre de libération nationale (1954-1962) et « père » de l’industrie algérienne sous Houari Boumédiène (1965-1978). Appelé aux manettes du gouvernement, il préconisa la rahma en faveur des repentis de l’islamisme armé, contre l’avis de ceux qu’il qualifiait de « laïco-assimilationnistes », partisans d’une guerre totale d’éradication. Son passage au gouvernement fut cependant de bien trop courte durée pour qu’il ait pu déployer sa stratégie politique.
En accédant au pouvoir en 1999, le président Abdelaziz Bouteflika, qui bénéficiait d’un appui politique très fort dans le pays, notamment parmi les cadres de la nation et les « décideurs », remit l’ouvrage sur le métier. En deux étapes imbriquées, il préconisa une « concorde nationale », qu’il élargit en une « réconciliation nationale ». Elle fut soumise à référendum pour lui donner la légitimité populaire nécessaire. La philosophie générale du projet est qu’il fallait combattre la frustration et le désespoir des jeunes afin d’empêcher les uns de rejoindre les maquis qui recrutaient alors à tour de bras, et de récupérer ceux qui, tirant les leçons de leur propre expérience, réalisaient qu’ils avaient pris une voie sans issue. Cette mansuétude à l’égard des repentis réadmis dans la communauté nationale, à condition qu’ils n’aient pas trempé dans des crimes de sang, devait s’accompagner d’une extrême fermeté à l’égard des récalcitrants.
Ces derniers, poursuivis jusqu’au fond de leurs tanières, ont été combattus par tous les moyens légaux. Les forces de sécurité, réorganisées dans cette perspective avec une feuille de route précise, ne failliront pas à leur devoir. Dix ans après l’entrée en vigueur de la loi sur la réconciliation nationale, elles ont accompli leur mission, soumettant le territoire à de multiples ratissages pour en extirper les derniers terroristes retranchés dans les massifs montagneux. Elles ont fait preuve en l’occurrence d’un professionnalisme certain. Leurs partenaires dans la lutte mondiale contre le terrorisme, qui sont souvent venus à Alger échanger leurs informations et confronter leurs expériences avec les responsables de la lutte antiterroriste du pays, le reconnaissent volontiers.
Sil subsiste encore quelques rares poches terroristes retranchées dans la montagne, elles sont fort réduites et manquent désormais de capacités opérationnelles pour mettre en péril l’ordre public. Les plus désespérés se sont convertis dans la contrebande et les enlèvements crapuleux de civils. Les villes ont été nettoyées de groupes armés qui tentaient d’y imposer leur loi. Battu sur le plan politique, l’islamisme a aussi été écrasé sur le plan militaire. Il ne se relèvera certainement pas de cette double défaite. Car la société algérienne a entre-temps mûri en tirant les leçons de l’interlude terroriste.
Un autre volet de la réconciliation nationale a consisté à rétablir certains « égarés » dans leurs anciennes fonctions, à indemniser les victimes et à tirer au clair le sort de milliers de disparus. L’opération a été menée sous l’égide de la Commission nationale consultative des droits de l’homme présidée par l’avocat Farouk Ksentini. Il s’est montré très vigilant dans la conduite de sa mission, et fort respectueux des droits de ses interlocuteurs. Un nombre très important de victimes du terrorisme et leurs familles a été déclaré éligible à une indemnisation. La majorité a accepté la procédure et effectivement obtenu ce qui lui est dû. Mais une petite minorité l’a refusée, alléguant qu’elle réclamait la « vérité et la justice » avant toute transaction matérielle.
S’agissant des disparus, la Commission a déclaré clos ce dossier après avoir fait la lumière sur des centaines de cas. Elle est intervenue à tous les niveaux de l’administration afin de clarifier les circonstances dans lesquelles des proches ont été soustraits à leurs familles et n’ont plus donné de signe de vie depuis. S’il reste encore quelques cas de disparition dans l’ombre, c’est que, faute d’informations précises, la Commission n’a pu aller plus loin dans ses investigations.
D’autres victimes de cette « tragédie nationale », selon la terminologie officielle, réclament d’être prises en compte : personnes éloignées au sud puis relâchées sans jugement, femmes kidnappées, réduites à l’état d’esclaves sexuelles par les « émirs », enfants nés de ces unions forcées, etc. Elles pourraient faire l’objet de nouvelles mesures allant dans le sens de l’apaisement voulu par le chef de l’État. Ce dernier s’est montré ouvert à toutes sortes de propositions consolidant la réconciliation nationale, en en excluant cependant deux : la réhabilitation sous quelque forme que ce soit du Front islamique du salut (Fis dissous), par qui le terrorisme a été introduit dans le pays, et la reconstitution d’un parti sur une base religieuse.
Le retour à la normale a permis à Abdelaziz Bouteflika de lever l’état d’urgence instauré pour faciliter la lutte contre le terrorisme et d’abroger la loi sur le délit de presse. Cette loi, une des plus libres et des plus diversifiées du continent, n’a jamais eu à souffrir de mesures d’exception. Il faut souligner que la presse a joué le jeu en participant à sa façon à la lutte antiterroriste.
Un nouveau train de réformes a également permis au président d’élargir la représentation féminine à l’Assemblée nationale et aux assemblées locales et régionales. Depuis 1988, hormis la parenthèse terroriste, le paysage politique a progressivement évolué vers un pluralisme assumé. Il compte une cinquante de partis politiques reconnus, dont une dizaine est présente sur l’ensemble du territoire. Une alliance présidentielle formée autour du programme de développement économique du chef de l’État constitue la majorité à la Chambre basse du Parlement.
Les élections nationales, locales et régionales ont été tenues régulièrement en temps et en heure. Un des résultats les plus remarquables de cette approche précautionneuse de la transition, doublée d’une gestion intelligente de l’islam politique, est le recul des partis de sensibilité islamique qui ont, à trois reprises, mordu la poussière depuis 2010 aux élections législatives, locales et régionales, et tout récemment au scrutin sénatorial. Pour les Algériens, l’aventure islamiste ne relève plus que d’un passé douloureux qu’ils ont hâte d’enterrer.