L’assassinat de l’écrivain et di chroniqueur jordanien laïc et anti-takfiriste Nahed Hattar témoigne de la radicalisation de la société et des institutions jordaniennes vers l’extrémisme wahhabite.
Le 25 septembre dernier, un célèbre journaliste et intellectuel jordanien, Nahed Hattar a été tué à bout portant par un extrémiste, alors qu’il se rendait au Palais de Justice d’Amman où il était convoqué pour avoir « insulté l’Islam ».
Quel est le crime de Nahed ? D’avoir partagé une caricature sur Facebook qui montrait un extrémiste dépravé donnant des ordres à un Dieu docile. Il n’était pas l’auteur de la caricature, il l’avait simplement partagée. Et il nuançait le dessin par un commentaire important : « c’est le Dieu d’État islamique (ISIS), et non celui de l’Islam », écrivait-il.
C’est la première fois qu’un journaliste jordanien est assassiné pour ses opinions, et sa mort a choqué un pays qui se félicite d’être « sécurisé » au milieu d’un environnement marqué par la violence et l’instabilité. L’assassin, Riad Abdallah, 49 ans, a un passé chaotique. Selon la famille de Nahed Hattar, Abdallah a combattu en Irak avec al-Qaïda, mais fut réhabilité à son retour, obtenant même un emploi dans deux ministères, le ministère des Affaires religieuses (Awqaf), un travail bénévole, et le ministère de l’Éducation dont il percevait un salaire et bénéficiait d’un logement. En outre, cet extrémiste connu était un prédicateur à mi-temps dans deux mosquées d’Amman.
Cependant, le combat de la famille de Majed Hattar n’est pas, selon le frère de la victime, dirigé contre le tueur, un « petit détail » dans un tableau plus large. « Les balles qui ont tué Nahed Hattar ont été tirées le jour où le Premier ministre a donné l’ordre de l’arrêter » a déclaré Majed Hattar. La famille est en train de préparer un dossier de plainte contre plusieurs membres du gouvernement et autres entités ou individus responsables du mal causé à Nahed et d’avoir contribué à l’incitation à son assassinat.
Parmi eux, le Premier ministre de Jordanie, Hani al-Muki, le ministre de l’Intérieur, Salameh Hammad, le Gouverneur d’Amman, Khaled Abu Zeid et le chef de la sécurité générale. Cependant, la famille de Nahed n’accuse pas seulement le gouvernement. Elle considère, également, comme responsables les autorités religieuses musulmanes et chrétiennes qui ont attisé le feu presque immédiatement après qu’il eût posté la caricature blasphématoire aujourd’hui sur Facebook.
Le Dieu de Daesh et non celui de l’islam
Quelques heures après l’avoir postée, Al Sabeel, une publication des Frères musulmans, mettait un screenshot sur son site Internet, censurant les images et les paroles qu’ils considéraient comme offensantes, mais, plus important encore, il biffait le commentaire de Nahed disant qu’il s’agissait du Dieu d’ISIS et non de celui de l’Islam. Le screenshot est rapidement devenu viral sans que les lecteurs ne puissent voir le contenu de la caricature, ni le commentaire de Nahed.
Quelques heures plus tard, le Premier ministre Mulki donnait l’ordre à son ministre de l’Intérieur d’arrêter Nahed, sa 16ème arrestation depuis 1979. Un communiqué du gouvernement l’accusait d’ « incitation au conflit sectaire » et d’ « insulter la religion ». C’est, selon la famille, ce qui a incité les critiques qui ont conduit à des représailles mortelles.
Ce qui a suivi porte un grand coup aux prétentions de la Jordanie en termes de droit et de justice. Nahed a été emprisonné pendant un mois durant lequel, selon sa famille, il a été gravement maltraité. Sa sœur, Kawkab explique qu’en 1998, Nahed avait été battu si violemment par les services de sécurité qu’il avait dû subir plusieurs opérations de l’estomac, dont une ablation de deux mètres d’intestin. Il prenait des médicaments quotidiennement et devait observer un régime spécial à vie. Lors de cette dernière incarcération d’un mois, il a été tellement négligé qu’il a du être envoyé à l’hôpital par deux fois.
À chaque fois, Nahed a été menotté et enchaîné pour aller et revenir de l’hôpital public al-Bashir. La première fois, sa situation a tellement empiré que Nahed a demandé à être renvoyé dans sa cellule. Lorsque la famille a demandé l’aide d’Amnesty International et de la Croix rouge, quatre médecins ont été appelés pour l’examiner et ont conclu qu’il avait besoin d’un traitement spécial. Mais, au contraire, lorsque les médecins sont partis, selon Kawkab, sa sœur, ils ont enlevé son intraveineuse en laissant l’aiguille dans son bras, menotté ses bras et ses pieds et l’ont placé dans une cellule de l’hôpital. Ils ont même mis une pancarte au pied de son lit disant « dangereux criminel ».
À l’extérieur, les réseaux sociaux ont explosé avec exactement les mêmes incitations contre Nahed que celles dont les autorités l’avaient accusé. Sans doute encouragés par la réaction rapide contre lui, des Jordaniens se sont rués sur Twitter et Facebook, ont menacé la vie de Nahed, allant jusqu’à offrir des primes pour plusieurs parties de son corps. Et ce, sans cacher leur identité et sans qu’aucun d’entre eux ne soit arrêté pour incitation.
Après sa relaxe, une date de procès a été fixée au 25 septembre. Nahed et sa famille ont demandé une protection qu’on leur a refusée en leur disant qu’ils devaient s’en charger eux-mêmes. Et c’est comme ça que le premier jour du procès, Nahed a été tué devant ses fils et ses frères ainsi que des dizaines de témoins et de policiers, au Palais de Justice.
Le silence coupable du Roi Abdallah II
Pendant que différentes autorités condamnaient immédiatement l’assassinat de Nahed Hattar, au fil des heures, les Jordaniens constataient des scènes choquantes de jubilation sur les médias sociaux. Les autorités émettaient une ordonnance de non publication et annonçaient que dix utilisateurs de médias sociaux avaient été identifiés et remis aux autorités pour diffusion de discours haineux. Les platitudes habituelles sur l’équilibre entre la sécurité et la liberté d’expression suivirent, mais un point important ne fut pas abordé.
Le roi Abdullah de Jordanie n’a fait aucune déclaration ou geste sur cet événement sans précédent pendant cinq jours après la mort de Nahed. Finalement, le monarque a rendu une visite de condoléance à la famille, à Fuhays où ils habitent. Selon un membre d’une importante famille politique jordanienne au service du père du roi actuel, « le roi Hussein aurait était là en 30 minutes ».
Pourquoi ce long silence de la part de la plus haute autorité jordanienne ?
Le pays est sous les feux croisés de plusieurs conflits politiques, parmi les plus explosifs de l’histoire récente, et l’extrémisme religieux s’est développé dans le vide créé par l’incapacité de la Jordanie de formuler sa propre position, claire et forte. L’ancien président de l’Université de technologie Princess Sumaya, le Dr. Hisham Ghassib, collègue pendant longtemps de Nahed, estime que « l’État jordanien critique ces terroristes, leur idéologie, mais en même temps il les nourrit. Depuis 1975, le gouvernement a œuvré à l’islamisation de l’enseignement, lorsque Ishak al-Farhan, un membre de l’Ikhwan, est devenu ministre de l’Éducation, poursuit Ghassib. Regardez les programmes : ils intègrent des versets du Coran et du hadith partout, même en physique, en mathématique, partout. Et la plupart du temps, avec une interprétation wahhabite. De ce point de vue, l’Ikhwan a joué un rôle très négatif pendant ces dizaines d’années. Al-Zawahiri, l’actuel chef d’al-Qaeda était un membre de l’Ikhwan en Égypte. Al-Baghadadi, celui d’EI, était un membre de l’Ikhwan en Irak. Abdullah Azzam, membre fondateur d’al-Qaeda était l’un des dirigeants de l’Ikhwan en Jordanie et membre de l’université de Jordanie ! ». Cela ressemble à un glissement de l’Ikhwan « modéré » qui vient, le mois dernier, de rallier cette évolution politique en assurant quinze sièges, lors des élections législatives, à l’extrémisme salafiste.
Ces deux thèmes, l’influence de la religion dans les programmes d’enseignement et l’influence des imams des mosquées conservatrices sur la société, sont récurrents ad nauseam chez les Jordaniens inquiets du contexte qui a conduit à la mort de Nahed. « Nous ne sommes pas contre la religion, mais ce n’est pas le rôle de la religion », explique l’ancien ministre jordanien des Affaires étrangères, Marwan Muasher, l’un des quelques enseignants et militants œuvrant, aujourd’hui, à développer une éducation plus laïque et diverse. Les programmes actuels n’enseignent pas la tolérance, l’acceptation de points de vue différents, ils n’enseignent pas aux enfants la pensée critique, le questionnement. Les livres de classe nous inquiètent beaucoup. Les changements sont motivés par les questions de sécurité auxquelles la Jordanie est confrontée, et après ce meurtre, vous allez entendre une opinion publique encore plus forte », suggère Muasher.
L’école jordanienne dans le box des accusés
C’est lui qui m’a fait connaître ses deux amis avocats qui étudient méticuleusement le contenu des livres de classe et auxquels les autorités ont demandé de rester « à la maison », maintenant qu’elles prennent plus au sérieux les menaces de mort. L’une d’entre eux est tellement inquiète qu’elle a refusé de me rencontrer. L’autre, un ancien fonctionnaire, très direct, du ministère de l’Éducation, le Dr. Thougan Obeidat, m’a invité chez lui pour discuter de ces questions. Il y a un an, Obeidat a écrit un essai polémique dans le journal jordanien Al Ghad, intitulé « ISIS dans nos livres de classe».
« Si ISIS dirigeait la Jordanie, ils n’auraient même pas besoin de changer nos manuels », estimait Obeidat qui a écrit plus de cinquante articles détaillant les problèmes posés par les textes. En 2015, les manuels « étaient de pure culture ISIS », excluant totalement tous les non Musulmans, avec des citations tirés de discours violents et opposés à la loi, parlant des femmes dans un sens d’extrême infériorité.
Les efforts d’Obeidat et d’autres ont abouti à des petites modifications dans les manuels de 2016 : quelques photos montrent maintenant des femmes sans hijab, (dans leur maison, pas à l’extérieur), d’autres, des hommes sans barbe. Il est fait mention parfois de l’église, pour refléter la petite diversité religieuse jordanienne. On y parle des « valeurs humaines » – et non des « valeurs islamiques », comme avant.
La plupart des cours sont précédés d’un verset du Coran dans leur nouvelle version, mais le public en colère a brûlé à plusieurs reprises des livres, au moins dans la capitale dans les deux ou trois dernières semaines.
Les Frères musulmans prennent-ils position sur cette question ? « Les Ikhwan (Frères musulmans) ne brûlent pas les livres, mais ils le provoquent », dit Obeidat qui a reçu des menaces de mort et a, également, demandé une protection au gouvernement. Les Ikhwan sont en train de tout changer, mais avancent masqués. » Néanmoins, la Reine Rania a montré qu’elle soutenait les réformes de l’enseignement, aussi lentes qu’elles puissent être. Obeidat a qualifié de « courageux » son récent discours sur le sujet. Il est reconnaissant envers le soutien royal, mais note que « le ministre de l’Éducation et l’Ikhwan étaient en colère contre elle » pour avoir pris cette position.
Business Insider définit le problème dans ces termes : « Le pays compte 4500 prédicateurs pour ses 6300 mosquées dont un grand nombre n’est pas formé correctement, créant un vide qui a permis l’entrée des prédicateurs extrémistes non initiés. » Comme le prédicateur à mi-temps, Riad Abdallah, l’assassin salafiste qui a pris la vie de Nahed.
« Les décideurs jordaniens ne semblent pas comprendre que nous nous dirigeons vers une explosion », estime le prédicateur sunnite Mustafa Abu Rumman, un ami de Nahed depuis 2011 et son compagnon de lutte contre l’extrémisme islamique. Dans les mosquées aujourd’hui, dit le religieux anglophone, « ils prient pour les moudjahid en Irak, Syrie, Tchétchénie et Afghanistan. Ils critiquent les Juifs et les Chrétiens et souhaitent le pire à leurs adeptes. » Selon lui, il s’agit, en partie, de politique. Cela vient d’un « esprit » qui, depuis 2006, en Jordanie, s’est retourné contre l’ « Axe de résistance » Iran, Syrie, Hezbollah et (ensuite) Hamas, dans cette région, après la guerre d’Israël contre le Liban : « Environ un million de réfugiés chiites irakiens ont été ensuite expulsés de Jordanie. »
Mustafa Abu Rumman rejette l’opinion courante chez les Jordaniens selon laquelle les disparités économiques sont à l’origine de cette nouvelle intolérance. Elles peuvent avoir joué « un rôle minime », mais « même ceux de la classe moyenne riche et éduquée ont rejoint Daesh (ISIS). Un grand nombre de nos fils sont allés en Arabie saoudite et y ont étudié. Ils sont revenus avec cette idéologie et cette éducation extrémistes. Dans tous nos collèges de la Sharia en Jordanie, ils appartiennent à cette idéologie. Aujourd’hui, 90% des imams de nos mosquées sont influencés par les penseurs wahhabites. »
Abu Rumman a, aussi, reçu des menaces de mort. Une campagne sur Facebook a été lancée contre lui, dit-il, suite à la visite à la famille de Nahed après la publication de la caricature sur Internet. Il est, également, interrogé à intervalles réguliers par le Mukhabarat (les services de sécurité nationale) sur ses opinions qu’ils estiment, parfois, trop ouvertes politiquement et religieusement. « Je réunis mes fidèles dans ma mosquée sur la base de la modération, l’amour et l’humanité, dit Abu Rumman qui a vigoureusement défendu les intentions de Nahed dès les premières vociférations du public contre la caricature. J’ai, dans ma mosquée, les 10% qui ne sont pas wahhabisés. J’ai l’habitude d’organiser des activités entre Chrétiens et Musulmans, dont certaines sont sponsorisées par le ministère Awqaf. »
Cependant, le mois dernier, le même ministère l’a expulsé de sa mosquée et du logement attenant. Ils ont mis fin à ses fonctions en juin, mais il a continué de prêcher et d’enseigner sur la base du volontariat. Il a essayé de faire appel de ce soudain limogeage, mais, selon lui, le ministre lui-même s’est dit « impuissant » à l’aider. Quelle ironie qu’un prédicateur sunnite modéré ait été expulsé de sa chaire, alors même que l’assassin de Nahed Hattar était en train de prêcher la haine dans une autre mosquée de la même ville.
Face à la crise du monde islamique
Mais c’est symptomatique de l’approche « un pas en avant, deux pas en arrière » de l’establishment politique jordanien par rapport au radicalisme, qui lui a permis de devenir omniprésent, et dont les tentacules sans limites atteignent toutes les couches de la société.
Selon Hossein Majali, l’ex-ministre de l’Intérieur jordanien, « nous sommes confrontés à une crise du monde islamique caractérisée par une moindre compréhension des bases de notre religion et par le fait que les vieilles frontières ne nous arrêtent plus. La chose la plus facile à faire, est de traiter le symptôme, d’aller à Deir Azzor et de bombarder ISIS. La chose la plus difficile à faire est d’aller sur le site de production. Ce site de production est partout, au Royaume uni, au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. »
Majali préconise la solution des « mesures dures », non seulement dans les écoles et les mosquées, mais spécifiquement « dans les réseaux sociaux, Internet, les médias sous toutes leurs formes. » Les mesures du gouvernement sont « balbutiantes », dit-il. « Nous l’avons laissé passer pendant très longtemps et nous avons regardé ailleurs ».
C’est difficile à avaler ou accepter s’agissant expressément de ce pays, de ce roi qui délivra le « Message d’Amman » en 2004, qui avait permis un consensus islamique autour d’une vision unifié, inclusive et tolérante de l’Islam. La Jordanie s’est tellement éloignée de cette voie dans les douze dernières années qu’il est difficile d’imaginer plus spectaculaire échec. Et il est difficile de concevoir que les institutions impuissantes qui permettent l’extrémisme dans leurs écoles et les lieux de culte – qui ont autorisé des milliers de gens à s’entraîner et à s’engager dans le Jihad – pourraient réellement formuler un plan décisif pour éradiquer le virus. Particulièrement depuis que l’infection s’est généralisée, y compris dans ses organes de décision.
Nahed Hattar fut parfois à vif et difficile, déterminé et mordant, mais il obligeait les Jordaniens à affronter leurs maux avec bravoure et style. La diversité de ses opinions donnait à son cher pays la couleur dont il manquait à l’intérieur de ses institutions monochromatiques, le genre d’idées qui peuvent bouger des montagnes si seulement un homme a la vision claire de l’opportunité.
Mais la Jordanie est paralysée. Elle n’a plus aucune vision, volonté ou courage. Les décideurs marchent sur la pointe des pieds autour de leur propre manque de pertinence. Nous regretterons Nahed, même les Jordaniens qui ne savent pas qu’il est parti, car la Jordanie a fait un pas en avant dans l’obscurité. Et ils feront un pas de plus vers la folie salafiste qui a balayé le Levant, car une nouvelle barrière contre le takfirisme vient de tomber.
Comme le dit son frère Majed, « Ces gens vivent dans le noir. Ils ne peuvent même pas supporter la lumière d’une bougie, et Nahed était comme le soleil ».
Source : RT
Sharmine Narwani
Traduit de l’anglais par Christine Abdelkrim-Delanne