« On a essayé de me mettre sur les rails, mais je ne suis pas formatée. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de l’expérimentation. » Même hors de la scène où elle est reine, la vocaliste franco-béninoise chante ses vérités d’une voix chaude et convaincante. Et cela malgré les excommunications persistantes des gardiens du temple de la musique née à La Nouvelle-Orléans dans la deuxième moitié du xixe siècle. « Hors normes », « iconoclaste », « transgressive », la série d’adjectifs convoqués par les puristes apeurés par l’audace esthétique de Mina Agossi semble lui donner l’occasion de s’expliquer. Histoire de souligner le sens d’une démarche qui, outre le fait de brouiller les frontières des genres, se situe dans la recherche de nouvelles solutions expressives, tant au niveau de l’architecture de la composition que dans l’interaction entre l’héritage blues, rock et les apports des musiques du monde.
« Ma méthode s’appuie sur la mélodie de base, dit-elle. Puis je progresse en déstructurant le socle, c’est-à-dire que je touche à la structure. Pour cela, je suis considérée comme une libertaire, une artiste sans règles. Normalement, on part d’une mélodie que l’on reprend une fois, puis on change et on y revient selon le schéma classique AABA. Moi, je fais ce qui me plaît et je place le B devant le premier A. Si l’on ajoute à cela que je joue souvent sans instruments harmoniques… » « Je ne me sens pas trop dans la mélodie », insiste-t-elle comme pour enfoncer le clou.
Et de rappeler ses collaborations avec le percussionniste portoricain Manolo (Joe Zawinul) et le batteur burkinabè Béchir Sanogo qui, lui, « m’a apporté le son de la harpe africaine ». Car il ne faut pas oublier non plus le sang africain qui coule dans ses veines et alimente les graves sensuels de son chant à la diction irréprochable, ni, non plus, ses séjours pendant quatre ans au Niger et deux en Côte d’Ivoire. « Quand j’entends la musique peule avec ses guitares saturées, j’entends le blues. J’ai grandi aussi à l’écoute d’Alpha Blondy et de Reine Pélagie, mais j’ai surtout un faible pour la musique touarègue. » Elle évoque également le répertoire « savant » de la Gangbé Brass Band, l’épatant orchestre de souffleurs béninois qui injectent dans leurs riffs étincelants le tempo hypnotique de la savane, parce que « le rythme, dit-elle, c’est le sol que l’on frappe avec les pieds et entraîne dans une espèce de transe ».
La jeune dame qui porte le prénom d’un oiseau et un nom indiquant le fait d’être née par les pieds (métaphore suggestive pour celle qui ferait tout à l’envers…) cultive aussi l’art du paradoxe et revendique à sa manière un certain classicisme. « Le jazz est une musique savante, lâche d’emblée Mina. À l’époque de Bach, ses sonates étaient ouvertes à l’improvisation, car le blocage des codes a eu lieu après, au début du xixe siècle. Et Bach demeure pour moi le premier jazzman ! »
Présente dans l’univers du jazz depuis la parution de son premier album, Voice and Bass, en 1997, dont le titre traduit le sens d’une approche où l’exploration rythmique est fondamentale, jusqu’à ce dixième opus, Red Eyes – et deuxième chez Naïve –, Mina Agossi a joué pendant une dizaine d’années avec une formule voix-contrebasse. Se situant ainsi dans une dynamique minimaliste, où la batterie se doit d’apporter le complément nécessaire au son recherché, la vocaliste introduit de temps à autre, dans ses œuvres, le piano « qui ne se désaccorde pas avec la chaleur, alors que la contrebasse est très capricieuse ».
Avec Red Eyes, bijou délicieux éclairé par la lumière forte d’une voix qui éclate, sursaute, se pose et rebondit, Mina se remet au goût de la tradition, tout en faisant exploser sa passion pour le blues et le rock. On se souvient de sa reprise de « Voodoo Child », de Jimi Hendrix. Ici, elle interprète le célèbre « Red House du grand guitariste afro-américain avec sa voix féline, angélique et sulfureuse à la fois, pendant que son mentor Archie Shepp ponctue ses détours impromptus des prouesses de son saxo magique. Mina Agossi serait-elle l’égérie du jazz contemporain dans la pleine effervescence de son renouveau ?
Red Eyes, Naïve
Concerts en France : le 13 septembre au festival Jazz de Colmar, le 28, au Jazz Club de Villeneuve-la-Garenne.