L’entité sioniste est sur le chemin de sa disparition. Une disparition dont la cause première ne sera pas une défaite militaire mais un processus d’auto-destruction.
C’est ce qu’essaye d’expliquer Dan Perry dans une tribune publiée par The Hill, un média américain qui jouit d’une audience certaine dans les cercles politiques de Washington, un petit monde largement concentré sur une colline, d’où le nom de ce média.
L’auteur explique où, selon lui, résident les risques qui amèneront à la faillite de l’Etat sioniste, le risque majeur venant de la part de plus en plus importante des Juifs ultra-orthodoxes (haredim) dans la population de l’entité et, en conséquence de l’accroissement de leur influence dans le système politique.
Cette analyse rejoint largement celle formulée par l’historien Ilan Pappé. Elle reste par contre aveugle au fait que ce processus d’auto-destruction est inscrit dans les fondements mêmes du projet sioniste: projet défini par un soubassement religieux ethnicisé par des athées ou des sceptiques rejoints par des ultra-orthodoxes adeptes d’une conception religieuse et de la vie en général très éloignée des initiateurs et dirigeants historiques du mouvement sioniste. Les deux ont réussi longtemps à faire bon ménage en raison d’intérêts convergents mais les choses changent, le rapport de forces politique étant de plus en plus favorable aux ultra-orthodoxes. Dan Perry suggère que les ultra-orthodoxes soient ramenés à la raison par des contraintes légales et financières et se rangent aux conceptions de ceux qu’il appelle «secular» (sécularisé traduit souvent à tort à mon avis par laïc).
Ce qu’il ne voit cependant pas, c’est que le pendant «moderne» de la conception ultra-orthodoxe et du droit divin dans la société sioniste, c’est la conception purement suprématiste qui peut fort bien se passer de croyances religieuses même si elle peut inclure la manipulation du religieux (tout cela n’est en rien l’apanage du sionisme).
En apparence rationnelles, l’analyse et les propositions de Dan Perry sont en réalité fortement inspirées par le judaïsme: il voit dans la situation actuelle quelque chose qui se rapproche de la situation de division qui a abouti à la destruction du second Temple.
Bien sûr, il existe dans l’entité sioniste des gens qui ne se situent dans aucune de ces deux optiques apparemment antagonistes : des personnes croyantes ou non, pratiquantes ou non qui aspirent à vivre en paix avec les Palestiniens soit dans le cadre d’une solution à deux États, soit dans un État unique. Ces gens font partie d’une minorité qui fait preuve d’un courage admirable mais leur poids dans la situation politique reste et restera désepérément marginal. DJAZAÏRI
Par Dan Perry*
Peu de gens nieront qu’Israël est confronté à des menaces de la part de ses ennemis. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que les plus grands dangers pour l’État juif sont ceux qu’il s’inflige lui-même. Ses dysfonctionnements politiques ont mis le pays sur la voie de l’autodestruction d’ici quelques décennies pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le désastre actuel à Gaza.
Cette réalité a été occultée par des réussites spectaculaires. Israël a affiché un PIB par habitant supérieur à celui de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne en 2022 ( environ 55 000 dollars ). Son secteur technologique est à l’origine d’innovations incroyables et il se classe bien au-dessus de sa catégorie en matière de prix Nobel, de prouesses militaires, de productions télévisuelles et bien plus encore
Mais tout cela peut disparaître, pour deux raisons
La première est l’occupation des territoires peuplés par les Arabes pendant la guerre de 1967. Israël est aujourd’hui désespérément coincé en Cisjordanie parce qu’il a stupidement implanté plus d’un demi-million de colons dans ce territoire (et ils ont des droits démocratiques, alors que leurs voisins palestiniens n’en ont pas). Bien qu’Israël se soit retiré de Gaza en 2005, l’ attaque du 7 octobre par le Hamas a ramené l’armée israélienne sur place.
La population d’Israël et de ces deux régions (Gaza et Cisjordanie) est de 15 millions de personnes, avec une légère majorité arabe. De nombreux Palestiniens sont sur le point d’abandonner toute tentative de partition (la « solution à deux États » ) et exigent plutôt l’annexion et l’intégration à Israël. Si cela devait arriver, de nombreux Juifs – plus riches, plus mobiles et attachés au mode de vie occidental – fuiraient. Les Juifs redeviendraient une minorité. Des millions de descendants de réfugiés arabes (palestiniens, NdT) seraient invités à venir et le pays serait, à terme, rebaptisé Palestine.
Les Israéliens ont tendance à rejeter la solution à un seul État comme option, mais ils réfléchissent à ce qu’ils choisiraient. Ce sera pourtant le résultat par défaut. Lorsque les Palestiniens exigeront l’intégration et l’égalité, ils trouveront un soutien international considérable. Israël sera mis à l’écart et appauvri s’il tente d’y résister – les cris d’« apartheid », malgré l’analogie imparfaite, seront assourdissants. Israël, tourné vers l’exportation, qui dépend des États-Unis pour ses munitions et sa couverture diplomatique, n’aura que peu de recours (surtout si les progressistes universitaires d’aujourd’hui sont alors bien installés à Washington).
Une solution à deux États n’est pas une faveur pour les Palestiniens mais est au contraire essentielle à la survie d’Israël – mais la droite israélienne est trop stupide pour le comprendre.
Et à moins d’un changement dans les habitudes de vote (que la guerre calamiteuse de Gaza pourrait bien provoquer), cette droite israélienne ne cesse de croître. Une composante clef de cette population est la population Haredi – les Juifs ultra-orthodoxes connus pour leur robe noire et leur dévotion religieuse – dont les fidèles ont en moyenne sept enfants chacun et représenteront bientôt un Juif israélien sur six . Ils constituent la deuxième bombe à retardement en marche.
Ce groupe présente un étrange dualisme, à la fois détaché de la société dominante et l’entraînant inexorablement vers une réalité révolutionnaire en contradiction avec le monde moderne. Les hommes et les femmes ont des rôles très restrictifs (les femmes ne peuvent pas siéger au parlement pour les partis politiques Haredi et sont confrontées à la ségrégation entre les sexes dans de nombreux contextes). Ils refusent généralement d’enseigner les mathématiques, les sciences et l’anglais aux garçons dans leur système scolaire indépendant et insistent pour qu’ils étudient la religion tout au long de leur vie avec un financement par des bourses étatiques. Seule la moitié des hommes ont un emploi ; beaucoup d’entre eux occupent des emplois dans les services religieux financés par l’État. Ils reçoivent des subventions de l’État par enfant et refusent de servir dans l’armée, même si la coalition de droite qu’ils soutiennent entraîne Israël dans des conflits.
Leur taux de natalité étant trois fois supérieur à celui des autres Israéliens, leur proportion dans la population double à peu près à chaque génération. Cette dynamique actuelle, avec un faible taux de mortalité et de mariages mixtes, ferait d’eux la majorité des Juifs d’Israël d’ici 2060. À l’approche du point de basculement, on peut s’attendre à ce que la fuite des Juifs laïcs s’accélère. Cela serait dévastateur pour l’économie du pays, anéantirait le secteur technologique dont dépend la prospérité d’Israël, dévasterait le tourisme occidental et entraverait la capacité du pays à se défendre.
Ces deux dynamiques créent le scénario suivant :
Que la Cisjordanie (et Gaza) soient ou non officiellement annexées, la plupart des habitants de ce qui constitue effectivement le territoire du pays seront des Arabes.
La plupart de ces Arabes (sur les terres conquises par Israël en 1967 et, dans le cas de Gaza, récemment reconquises) seront des non-citoyens, les Palestiniens. Environ 2 millions sont des Arabes israéliens.
Une proportion sans cesse croissante de la population juive sera constituée d’extrémistes religieux inemployables et en désaccord avec la modernité. Les Israéliens laïcs, plus familiers avec la modernité, s’engageront dans un exode massif.
Israël possède peut-être des armes nucléaires, mais la tentation de ses nombreux ennemis régionaux de porter le coup de grâce contre une population juive profondément modifiée sera irrésistible.
Les ennemis d’Israël dans le monde entier se réjouiront peut-être de cette catastrophe. Mais d’autres, dont moi-même, pensent qu’il vaut la peine de sauver Israël. Il faudra pour cela une série d’interventions chirurgicales difficiles, des mesures décisives qui comporteront des risques indéniables et rencontreront des difficultés prévisibles.
Sur le front palestinien, Israël devrait s’imposer un désengagement des territoires
palestiniens, malgré les risques sécuritaires, et probablement sans accord de paix (bien qu’un accord de paix soit, bien sûr, préférable et devrait être tenté). Une chose est sûre : près de 80 % des colons israéliens vivent près de la frontière d’avant 1967, et donc des ajustements mineurs de la frontière pourraient laisser seulement 100 000 Juifs vivre au plus profond de la Cisjordanie. Il faudrait probablement les expulser.
Pour l’essentiel, la frontière pourrait être la barrière de sécurité qu’Israël a construite dans les années 2000, après la deuxième Intifada.
Une telle séparation d’avec les Palestiniens serait logique sur le plan démographique et offrirait une certaine justice aux Palestiniens. Mais retirer simplement l’armée de l’autre côté de la nouvelle frontière serait également risqué. La zone est trop proche des villes israéliennes pour risquer qu’elle soit prise par le Hamas ou d’autres terroristes déterminés à l’agresser. Israël pourrait être contraint de maintenir le statu quo militaire malgré le retrait des colons – du moins jusqu’à ce que le monde trouve une meilleure solution.
En ce qui concerne les Haredim, Israël devrait imposer un programme scolaire de base et supprimer les subventions pour les enfants, les services religieux, les bourses d’études religieuses et les exemptions de service militaire. L’espoir serait que, grâce à cette thérapie de choc, cette population accepte de devenir progressivement employable et de s’intégrer dans une certaine mesure dans la société moderne, en adoptant un taux de natalité raisonnable.
Rien de tout cela ne peut se produire avec une coalition de droite, car la droite dépend des Haredim et des colons pour se maintenir à flot. Un bouleversement politique est donc essentiel pour sauver Israël.
De nombreux membres de la partie «moderne» d’Israël (le secteur qui a construit le pays pour l’essentiel, l’a conduit à la prospérité et est dans une large mesure responsable de sa défense) ont abandonné. Certains sont déjà en train de partir. D’autres envisagent de diviser l’Israël actuel en deux pays – un pays majoritairement laïc et libéral, à majorité juive, le long de la côte de Tel Aviv à Haïfa, et un pays religieux et nationaliste partout ailleurs, libre de se quereller avec les Palestiniens. La répartition de la population serait à peu près égale avec 5 millions de personnes chacun, mais il est difficile de voir comment l’un ou l’autre pourrait être défendu.
L’Israël moderne peut encore être sauvé. Mais le danger est bien plus grand que ce que les étrangers ont tendance à penser, et pour l’éviter, il faudra prendre des mesures radicales.
Par Dan Perry
*Dan Perry a été le rédacteur en chef de la rubrique Moyen-Orient de l’Associated Press au Caire et le rédacteur en chef de la rubrique Europe-Afrique de l’Associated Press à Londres. Il a également été chef du bureau de l’AP et président de l’Association de la presse étrangère à Jérusalem. Il est le co-auteur de deux livres sur Israël.
The Hill (USA) 13 juillet 2024
https://thehill.com/opinion/international/4768490-israel-ticking-time-bomb/
Présenté et traduit de l’anglais par Djazaïri