Pour les spécialistes, ce fut la grande surprise : alors que tous les sondages prédisaient une victoire écrasante de la liste Likoud Beitenou et l’arrivée du héros de la campagne électorale, l’anti-Palestinien Naftali Bennett, aux législatives du 22 janvier, la gauche et le centre gauche sont parvenues à largement contrebalancer cette victoire. Naftali Bennett semblait pourtant invincible avec sa proposition phare d’annexer la zone C de la Cisjordanie (60 % de la Palestine), tandis que la gauche et le centre gauche paraissaient plus désunis que jamais, malgré un accord sur le papier.
Face à la dérive « théocratisante « du pays depuis dix ans, les laïcs semblent s’être réveillés, déjouant le regard d’observateurs avertis sur une classe politique qui, depuis des années, étonne de moins en moins – même s’il est toujours complexe d’appréhender le comportement de l’électorat israélien, quelque peu volatil. Un sursaut, voire un miracle, donc, pour la démocratie israélienne, tant le rapport des sièges obtenus est inattendu : 61 sièges pour la liste de Netanyahou, les partis nationalistes et tous les partis ultra-orthodoxes ; 59 sièges pour le centre gauche et les partis arabes.
Si les politiques ont largement oublié de traiter la question sociale et la crise économique qui frappe les classes moyennes depuis deux ans, les électeurs, eux, s’en sont souvenus. Beaucoup ont participé aux plus grandes manifestations sociales de l’histoire d’Israël en 2011. Celles-ci ont atteint des sommets en août de la même année avec près de 400 000 manifestants dans tout le pays, l’équivalent de plus de 4 millions en France, proportionnellement à la population. La gauche et le centre sont indéniablement de retour sur ce thème majeur.
Depuis trois ans, dans un contexte régional mouvant, Netanyahou était parvenu à maintenir la coalition au pouvoir en jouant sur l’intransigeance en matière de sécurité et de défense à l’égard de ses voisins proches et des Palestiniens, Il a favorisé la poursuite de la colonisation, tout en négligeant la situation intérieure. De quoi plaire aux partis et à son électorat nationalistes et religieux, très puissants. Mais Netanyahou l’inflexible a oublié au moins trois choses qu’il a fini par payer cher : son inaction en matière économique et sociale, malgré la commission Träjtenberg qui n’a pas eu de conséquences pour l’Israélien moyen ; son alliance avec le sulfureux Lieberman, démissionnaire pour soupçon de corruption, et enfin son mauvais calcul arithmétique qui fait que deux listes ensemble valent toujours moins en sièges selon les politologues qu’une liste unifiée. Bilan : Netanyahou passe de 42 à 31 sièges dans la prochaine Knesset. Mais s’il veut la majorité absolue, il l’aura.
Il y a plusieurs leçons à tirer des résultats de ces élections. Tout d’abord, malgré tout ce qui a été dit, si la classe politique israélienne s’est radicalisée en dix ans, déplaçant le curseur avec les Israéliens à l’extrême, il est possible pour l’électorat de revenir vers plus de modération et le centre quand il est directement concerné par la politique du quotidien. Les révélations sur le déficit abyssal du budget (40 milliards de nouveaux shekels israéliens (NIS) contre 20 annoncés, soit 8 milliards d’euros) dans les derniers jours de la campagne ont joué contre le premier ministre. Il y a des limites au saignement des classes moyennes, alors que le budget de la défense (20 %) avait été remis en cause à grande échelle pour la première fois de l’histoire du pays, tout comme le coût de l’occupation lors des manifestations.
Deuxième leçon : la balance peut pencher du côté des candidats qui mettent en avant l’économique et le social sans pour autant envisager une solution rapide et durable à la question palestinienne. Cela est plus inquiétant et pose la question de ce qu’on appelle la « gauche », le « centre » et la « modération ». Les questions intérieures priment donc toujours comme aux États-Unis. Aucun programme politique lors de cette campagne, Likoud et Yech Atid compris, n’a envisagé sérieusement un retrait de l’ensemble des territoires et une reprise sans préalable des négociations avec les Palestiniens, qui n’ont actuellement un État que sur le papier. Il faut ajouter que de plus en plus d’Israéliens sont sur la ligne des deux États : le Parti travailliste, le Meretz et Yech Atid surtout. Mais peu sont pour un partage de Jérusalem, le blocage resterait entier face à la droite.
Troisième enseignement du scrutin : la vieille classe politique qui a fait le pays puis a défait une grande partie des idéaux sionistes en démantelant l’État, tout en faisant exploser le nationalisme sans le canaliser, semble sur le point de passer le relais à une nouvelle génération d’hommes politiques. Les généraux qui ont dirigé le pays pendant des décennies, ceux qui ont construit leur réputation politique en accrochant les médailles militaires sur leur veston, n’ont plus la cote parce qu’Israël ne gagne plus une guerre depuis des années. La société civile émerge et de plus en plus d’hommes d’affaires comme Naftali Bennett, ou de journalistes comme Shelly Yachimovitch, la présidente du Parti travailliste, ou Yair Lapid, l’ancien présentateur du journal télévisé – finalement la vraie star du scrutin –, souhaitent accéder aux hautes fonctions politiques. Le peuple leur en donne aujourd’hui la possibilité.
Autre leçon de ces élections, plus inquiétante : les Israéliens ont inventé le concept de partis politiques jetables. Kadima, né sur la gloire de son fondateur Ariel Sharon, était la plus grosse formation du pays en 2009 ; elle est aujourd’hui réduite à néant avec deux sièges. La compromission de Shaul Mofaz avec le gouvernement puis le départ de Tsipi Livni ont eu raison de l’ancien premier parti de centre gauche. Il en est à peu près de même avec les deux partis « ressuscités » : le parti de Bennett, fondé sur les restes du Parti national religieux, silencieux depuis vingt ans et réactivé sous la forme du nouveau Maison juive, et le parti Meretz, le plus à gauche des partis sionistes, laïc et socialiste. En faveur de la solution à deux États, de la paix et des compromis avec les Palestiniens, Meretz avait quasiment disparu depuis dix ans. Il a doublé ses effectifs à l’Assemblée, en passant de trois sièges à six.
On retrouve donc deux partis réactivés aux extrêmes de l’échiquier politique. Cela pose la question de la vraie distinction des partis et de leurs spécificités politiques, tant nombre de leurs leaders surfent d’un parti à l’autre ou en créent de nouveaux. Tels Ehud Barak ou Tsipi Livni, pour ne citer qu’eux.
L’avant-dernière leçon des élections porte sur le système électoral : le mode de scrutin permet la représentation des petites listes, mais ne leur donne pas accès à la proportionnelle et donc à la Knesset. Or, elles ont ratissé près de 250 000 votes. Malgré la forte mobilisation électorale, ce sont près de 7 % des électeurs qui verront leur vote non représenté dans le prochain gouvernement, soit deux fois et demie plus qu’en 2009. Un signe des Israéliens pour le renouvellement des partis ?
Dernière leçon, enfin : une troisième voie est possible, au moins dans le principe, et Netanyahou devra faire des choix difficiles pour modérer les tendances de son futur gouvernement. Avec 19 sièges, Yech Atid, nouveau phare de la gauche créé par Yair Lapid, est aujourd’hui intouchable, comme Kadima l’était il y a quelques années. Surgi de nulle part, il peut disparaître demain ou aux prochaines élections. Les spéculations vont bon train sur l’arrivée, peut-être trop rapide, de ce parti formé de personnalités de la société civile non rodées aux fonctions politiques. Or, il leur faudra vite faire leurs preuves afin de ne pas se faire dépasser par le Shass, parti ultra-orthodoxe que Yair Lapid déteste. À tel point qu’il pourrait décider de rester dans l’opposition, le temps de structurer la formidable nouvelle énergie tirée des élections. Avec le Parti travailliste, Yech Atid constituerait alors une opposition puissante.
S’il entre au gouvernement, il sera immédiatement affaibli : car comment concilier la tendance Netanyahou-Lieberman avec celle des ultra-orthodoxes et la sienne ? On voit déjà l’explosion de la coalition survenir au bout de quelques mois, voire de quelques semaines. On peut espérer qu’avec le retour d’une gauche sociale structurée, qui serait enfin proactive dans la résolution de la question avec les Palestiniens, la société israélienne parviendra à se raisonner. Elle qui a basculé dans l’extrême par rapport à son environnement, mais surtout par rapport à elle-même. Cela dit, même avec l’embellie de la gauche, c’est loin d’être gagné.
En effet, ne faudrait-il pas se méfier de ce qu’on appelle un « modéré » et un « centre gauche » en Israël ? Surtout lorsque l’on sait que sur la question palestinienne, les propos retrouvés sur la page Facebook de Yair Lapid, le 20 janvier dernier, ne sont pas plus tendres que ceux que pourrait tenir un membre de Maison juive : « Je ne pense pas que les Arabes veuillent la paix ; ce que je veux, ce n’est pas un nouveau Moyen-Orient, mais d’être débarrassé d’eux et de mettre une grande grille entre nous et eux. » Alors faux miracle ou vrai mirage ?
Il faudra surtout surveiller l’évolution des attentes de la jeunesse qui semble souvent dans une « bulle », coupée de l’environnement régional dans laquelle elle vit, n’accordant que peu d’intérêt à ce qui se passe dans le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient. Or, c’est cette jeunesse qui prendra les rênes du pays un jour et qui devra définir les relations futures de son pays avec les Arabes. À l’heure actuelle, selon un sondage réalisé par l’Institut israélien Macro (2 avril 2011), elle reste très marquée à droite, préférant « un homme fort », populiste, plutôt que démocratique, comme 60 % des 15-18 ans. Seulement 14 % d’entre eux classaient la démocratie comme prioritaire. En douze ans, le soutien à la droite de la catégorie des jeunes électeurs est passé de 45 % à 62 %. Une proportion très inquiétante au regard des orientations de la droite depuis dix ans sur la colonisation, la création de l’État palestinien, et les Arabes plus généralement.