L’usage du boycott de la culture et du savoir comme moyen d’expression politique provoque souvent la perplexité voire la réticence. L’université et la culture seraient par nature situées au-delà des querelles. Leur boycott constituera une atteinte à la liberté d’expression. La liberté universitaire, la liberté fondamentale de la recherche et de la création, construiraient des ponts de dialogue qu’il faudrait préserver.
Eyal Sivan* et Armelle Laborie nous livrent une démonstration magistrale du contraire.
Leur ouvrage est exceptionnel, certainement un livre de référence pour les historiens du futur, par l’accumulation d’innombrables faits, écrits, déclarations, rigoureusement documentés, qui laissent pantois même ceux qui croient connaitre le sujet. L’un des auteurs est franco israélien parlant et lisant donc l’hébreu. Ainsi la réaction israélienne au boycott universitaire et culturel est-elle décrite aussi de l’intérieur. Et c’est là le plus étonnant : la stratégie de propagande, les moyens employés, les personnes sollicitées, celles qu’il faut éliminer, les résultats escomptés, les déceptions, les inquiétudes, tout ceci fait l’objet de déclarations, colloques, communiqués, menaces, indignations… publiques ! Et la propagande se retourne comme un boomerang : l’Etat voyou est nu.
BDS, une menace stratégique de premier ordre pour l’occupation israéliennel
Le mouvement BDS, Boycott des produits israéliens – Désinvestissement – Sanctions, constitue pour Israël une menace stratégique de premier ordre qui permet de justifier une guerre préventive pour l’empêcher de devenir une menace existentielle.
Constatant le déficit d’image croissant d’Israël avec le temps, reposant sur la diffusion notamment sur les médias sociaux des effets des guerres désastreuses en particulier les trois dernières contre Gaza, les responsables israéliens se sont jetés à corps perdu dans une nouvelle propagande. A défaut de pouvoir se disculper pour les horreurs des attaques, la stratégie d’image israélienne est d’attirer l’opinion occidentale, celle qui compte, sur un produit marketing de nature complètement différente : un produit exclusivement positif, dont la nature serait tout sauf guerrière : l’éducation, la recherche, les arts, le cinéma , la littérature, tout ce qui ferait le génie israélien, en effaçant les contraintes guerrières que l’on ne pourrait que déplorer et qui ne seraient finalement qu’une souffrance imposée et partagée avec d’autres.
Cette stratégie fait appel aux données du marketing, et se prétend une stratégie d’explication, la mauvaise image israélienne ne pouvant relever que d’un défaut de compréhension de la part d’une opinion qui serait mal informée. De la même manière qu’à la suite de la déclaration d’intention de l’envoi en Israël d’une délégation de la Cour Pénale Internationale, cette visite ne serait consentie que dans l’objectif d’expliquer à la CPI les bienfaits du système juridique israélien, et non pas d’enquêter sur les crimes de guerre.
La hasbara comme arme de désinformation
Alors, comme il s’agit de propagande – mot à connotation péjorative – on invente un autre mot : la hasbara (explication), avec un solide budget, 30 millions d’euros sur quinze ans selon les auteurs, avec même à sa tête un ministre chargé de lutter contre le BDS. Avec quelle cible ?
À l’étranger la hasbara cible les élites politiques, l’intelligentsia des faiseurs d’opinion grand publique. Elle fournit sans relâche des documents d’information et d’explication à l’usage des représentations diplomatiques et des institutions sionistes de par le monde. Elles sont diffusées à des journalistes et personnalités influentes. Les unités locales du réseau pro israélien ont une meilleure connaissance des contextes et des nuances qui leur permet d’opérer avec succès.
On apprend que selon un sondage mené en 2010 par le gouvernement israélien 91 % des juifs israéliens penseraient que les étrangers ont une vision très négative d’Israël ; et 85 % se disent prêts à utiliser leurs vacances ou leur voyage d’affaires à l’étranger pour servir la hasbara. Ces ambassadeurs de bonne volonté bénéficient d’un site d’information gouvernemental.
On fait appel à des professionnels israéliens ou américains de marketing. Ce groupe surnommé BIG (Brand Israël Group) explique que pour réussir une campagne de marketing il ne faut pas parler de ses problèmes mais considérer Israël comme une marque et séduire les consommateurs. Dans la perspective d’accroître le tourisme il faut attirer les investissements, exporter la culture, gagner des soutiens politiques.
Ne jamais se référer qu’à des sujets liés au conflit est néfaste. 75 % de la population occidentale étant supposés ne pas se sentir concernés par le conflit, il faut provoquer chez eux une attirance à la marque Israël « malgré les circonstances malheureuses de la région ». Toute remarque faisant valoir que celle-ci dépendrait de la politique menée par le gouvernement n’est pas prise en considération. La stratégie marketing est « vendre le sionisme sans parler du sionisme ». Il faut donc contourner le « malheureux désavantage du conflit » et capitaliser sur les atouts d’Israël, son économie solide, son mode de vie vibrant et sa culture.
Quels moyens ? Israël fait appel à des medias Warriors, combattants dans l’univers des médias.
La mission de ces citoyens israéliens bénévoles est d’intervenir dans la blogosphère, utiliser les réseaux sociaux pour diffuser la propagande israélienne en direction des publics partout dans le monde. Les ambassadeurs en ligne sont des étudiants israéliens ou étrangers formés et rémunérés. D’autres organisations notamment en Amérique du Nord forment chaque année des centaines de personnes à l’activisme pro israélien en ligne. On enseigne à des bénévoles juifs sionistes du monde entier comment agir sur les réseaux sociaux, comment rediriger des commentaires sur les sites de leur pays d’origine en coordination avec le ministère des Affaires étrangères et l’armée israélienne. De nombreux citoyens avocats volontaires pour Israël sont sollicités dans le monde entier et doivent agir sur les sites d’information. L’objectif est de détourner le regard des images du conflit israélo-palestinien, pour présenter l’art de vivre, l’humour et la créativité des Israéliens (…)
Dans le même temps, à défaut de réussir à convaincre certains par des arguments, il faut faire taire ceux qui mettent en cause les communiqués officiels, bloquer les informations contradictoires, réduire au silence ceux qui contestent l’image Israël présentée comme une démocratie libérale en particulier ceux qui participent à la campagne BDS. Le dispositif de la Hasbara se voit donc épaulé par les services de renseignements et les appareils sécuritaires et judiciaires israéliens. Cette force de frappe utilise une double tactique : continuer à promouvoir Israël comme démocratie libérale, délégitimer, censurer, criminaliser, éliminer ceux qui contestent cette image.
Régulièrement sont tenues des conférences consacrées à la lutte contre la délégitimation d’Israël.
L’objectif est d’utiliser des méthodes de défense et d’attaque. Selon un responsable israélien, « la menace existentielle sur Israël n’est peut-être pas imminente mais l’histoire nous a appris que les paradigmes d’État s’effondrent brutalement », et de citer l’Union Soviétique ou l’Afrique du Sud de l’apartheid. Un centre de réflexion israélien est institué contre le « réseau de délégitimation », nom substitué au nom BDS.
Ce réseau serait composé d’organisations ou d’individus situés en Occident, principalement issus de la gauche radicale européenne, de groupes arabes et islamiques, et de juifs israéliens. Tout ce qui concerne Israël, l’application des résolutions et des conventions internationales anticolonialistes, les droits des populations, se réduit à « une variété d’arguments politiques et philosophiques ».
Un deuxième aspect est représenté par le law fare c’est-à-dire la guerre juridique.
Il faut nommer et déshonorer les délégitimeurs, les identifier et les désigner publiquement comme des racistes antisémites susceptibles de collaborer avec des terroristes. Il faut identifier tous les acteurs clés selon une répartition par pays, par religion, appartenance ethnique, pour analyser leurs motivations et leurs objectifs, évaluer la menace et rechercher les moyens de traiter chacun d’eux ». Identification et collecte de renseignements sont confiés à une unité militaire baptisée « département de délégitimation ». Certains ministres en Israël évoquent même l’élimination civile ciblée des principaux militants du BDS !
On essaye de modifier le droit pour « l’adapter aux conflits contemporains » et notamment pour justifier par le droit les bombardements massifs de Gaza lors des trois dernières guerres. Certains professeurs de droit, et l’université israélienne viennent en appui, n’hésitant pas à proclamer que « les lois internationales contre le terroriste devraient être actualisées et ajustées pour permettre aux nations occidentales, y compris Israël, de disposer d’une plus grande liberté dans la guerre contre la terreur. De façon à ce que leur nécessaire initiative ne soit pas considérée comme des violations des droits de l’homme ni même des crimes de guerre ». Il existe un cabinet interministériel spécialisé dans la guerre juridique et un groupe d’une cinquantaine de juristes internationaux dont le projet, basé aux États-Unis, est de faire adopter, sans faire référence à Israël, des réglementations contre toute discrimination sur des base « raciale », religieuse et nationale, dont Israël pourrait alors bénéficier. Sont cités dans le livre les professeurs de droit et enseignants israéliens promus à la suite de leurs « travaux » sur le thème.
Quand l’armée israélienne fait main basse sur les universités
Un chapitre est consacré au lien entre les universités israéliennes et l’armée, la présence à la direction de ces universités d’anciens responsables militaires du plus haut niveau, les contrats entre l’Institut polytechnique du Technion et l’armée, entre l’Institut Weizman et l’entreprise de technologie militaire Elbit system. On cite le développement du bulldozer D9 télécommandé utilisé pour la destruction des maisons palestiniennes, les drones de renseignement et de combat destinés aux exécutions extrajudiciaires.
Le programme des enseignements suit avec par exemple une filière intitulée « Exportations et marketing de matériel militaire et sécuritaire ». Le conseiller pédagogique y assure que « les enseignants ont une grande expérience du sujet grâce à leur pratique de terrain ».
L’archéologie militaire et l’exportation de la culture constituent aussi une arme stratégique. Il faut inonder l’Occident, partenaire essentiel, de romans, de festivals, de films, de musique, de ballets, de productions théâtrales. Ainsi en France l’opération « Tel Aviv sur Seine » en 2015, le salon « Open door to Israël » en 2016, l’année culturelle consacrée à Israël prévue en 2018. A cette occasion les auteurs insistent sur l’hégémonie ashkénaze de la culture Israélo-européenne destinée à l’exportation qui ne serait pas particulièrement populaire en Israël même où s’affrontent les ashkénazes aux séfarades et surtout les Israéliens juifs aux Palestiniens israéliens.
L’arme de l’amalgame
Les auteurs terminent par un chapitre consacré à l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, et le bien pratique « nouvel antisémitisme ».
Dire que l’antisionisme relève de l’antisémitisme c’est traiter d’antisémites des millions de juifs antisionistes qui vivaient en Europe et parmi eux la majorité des juifs exterminés dans les camps nazis. L’antisionisme juif était tout aussi répandu en dehors de l’Europe car la plupart des juifs du monde arabo-musulman étaient antisionistes. Voir dans la campagne BDS une volonté de détruire l’État d’Israël c’est confondre intentionnellement la destruction d’un régime et celle de sa population.
Les auteurs concluent en citant le collectif de penseurs et responsables politiques français qui a publié une tribune intitulée « Le boycott d’Israël est indigne », où il est soutenu que « rien ne saurait autoriser que l’on applique à la démocratie israélienne un type de traitement qui n’est réservé aujourd’hui à aucune autre nation au monde fut-elle une abominable dictature ».
La réponse des auteurs est implacable :
Dans les faits Israël bénéficie bel et bien d’un traitement de faveur qui n’est réservé aucune autre nation ! Seul État au monde créé par une décision de l’ONU, Israël est fondé sur le droit international dont il fait pourtant peu de cas. État occupant depuis un siècle il est aussi le seul membre de l’ONU à n’avoir jamais déclaré ses frontières. Il détient le record des résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU et du Conseil de sécurité votées et non appliquées. Puissance nucléaire non signataire du traité de non-prolifération, Israël refuse toute inspection, viole régulièrement la quatrième Convention de Genève et dédaigne la décision de la Cour Internationale de Justice concernant la barrière de séparation. Israël est devenu à la fois un laboratoire et un modèle de démocratie sécuritaire. L’état d’urgence temporaire est reconduit chaque année de sorte que la « démocratie israélienne » est devenue un Etat d’exception.
Mur de séparation, postes de contrôle, militarisation de la police, patrouilles armées dans les rues, contrôle au faciès, surveillance et classification de la population selon sa dangerosité présumée, pouvoir démesuré des services secrets, surmédiatisation des experts, vénérations du « Dieu Sécurité » font partie intégrante de cette démocratie en état d’urgence. Réseaux sociaux sous contrôle, censure militaire, préférence nationale, immigration choisie, autorisation de séjour et de circulation, perquisitions nocturnes, assignation à résidence, déchéance de nationalité ou du droit de séjour, arrestations administratives, législations et institutions judiciaires parallèles, centres de rétention, refoulement des réfugiés, neutralisations des suspects, assassinats extrajudiciaires, sont le quotidien de la « démocratie israélienne ».
Pourtant le BDS n’est pas un mouvement politique révolutionnaire puisqu’il revendique seulement que les Etats et les instances internationales appliquent les décisions et les lois qu’ils ont eux-mêmes votées !
*Un boycott légitime – Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël. Eyal Sivan et Armelle Laborie. Éditions La fabrique 2016
** Christophe Oberlin est chirurgien et auteur, derniers ouvrages parus :
Le Chemin de la Cour – Les dirigeants israéliens devant la Cour Pénale Internationale, Erick Bonnier 2014
L’Echange – Le soldat Shalit et les Palestiniens, Erick Bonnier 2015.