Désobéissance civile, mouvement Tamarrod, terrorisme… L’été n’a pas été de tout repos pour Ennahdha et ses alliés au pouvoir. Ils ont pris en pleine figure les répliques du séisme égyptien venu secouer un pays embourbé dans des débats byzantins, qui n’ont pas fait avancer le schmilblick d’une seule case : économie sinistrée, inflation galopante, déficit budgétaire abyssal, surendettement aggravé, chômage, tourisme à l’agonie, Constitution dans les limbes, horizon politique bouché par de vraies-fausses annonces concernant un scrutin fantôme.
L’appel de Tamarrod (Rébellion), inspiré par son homologue des bords du Nil, pour la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et la formation d’un nouveau gouvernement qui ne serait pas inféodé à Ennahdha avait fait l’effet d’une bombe en juin dernier. Il a recueilli près de deux millions de signatures et sonné le réveil des opposants, avant que l’assassinat d’un second leader de la gauche démocratique arabe, Mohammed Brahmi, après celui de Chokri Belaïd le 6 février, n’ajoute une note dramatique à une situation lourde de menaces.
Ce n’est pas fortuit si l’assassinat de Brahmi a été perpétré le 25 juillet, fête de la République. La symbolique n’a échappé à personne : les meurtriers ont voulu signifier leur rejet de la démocratie, qu’ils classent à la rubrique « kofr » (mécréance), parce qu’elle se fonde sur la souveraineté populaire, attentatoire, selon eux, à la volonté de Dieu. Les assassins ont franchi le pas après une déclaration incendiaire d’un ponte d’Ennahdha, Sahbi Attig. Instrumentalisant la volonté divine, il avait proclamé licite la mise à mort de ceux qui contesteraient la « légitimité » du pouvoir en place. « Défendre la légitimité est un devoir sacré », exhortait ce multirécidiviste des opérations coup de poing contre l’opposition. Or, c’est bien cette « légitimité » épuisée depuis octobre que l’opposition et la rue contestent.
Pour Ennahdha et ses alliés en revanche, leur élection en 2011 pour un mandat d’une année avec, comme unique feuille de route, la rédaction d’une Constitution et la promulgation d’une loi électorale, vaut blanc-seing. De surcroît pour une durée indéterminée, renouvelable à volonté, en application d’une vieille devise antidémocratique : « Un homme, un vote, une fois. » Ils tablent sur cinq ans au moins pour asseoir leur pouvoir, sans base légale, du seul fait du prince et la force du fait accompli. Avant d’appeler à de nouvelles élections, ils veulent se donner le temps de coloniser l’appareil d’État et de s’assurer d’avance du résultat d’un éventuel scrutin.
Pas moins de 7 000 nominations partisanes dans la haute administration et les entreprises publiques ont été recensées depuis dix-huit mois, alors qu’une loi dite d’« immunisation de la révolution » autorise l’exclusion arbitraire de milliers de cadres et leur privation de leurs droits civiques, sous prétexte qu’ils étaient au service de l’ancien régime. Des salafistes fraîchement libérés ont retrouvé des fonctions d’autorité. Le chef de l’État Moncef Merzouki est allé jusqu’à mobiliser les parquets, les enjoignant de traduire en justice quiconque mettrait en cause la « légitimité » du pouvoir en place, en vertu de lois scélérates sur l’atteinte à la sûreté de l’État héritées du régime déchu de Ben Ali.
Depuis l’indépendance, l’armée n’a jamais été confrontée à une situation sécuritaire aussi périlleuse à ses frontières, transformées en passoires par des djihadistes adossés aux phalanges islamistes libyennes. L’absence de renseignements militaires et d’unités antiterroristes aguerries dans ses rangs accroît ses difficultés face à des bandes qui ont subi leur baptême du feu en Afghanistan, Irak, Syrie et plus récemment au Mali. Elles font partie de la phalange Okba Ibnou Nafaâ d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Leur mode opératoire s’en inspire : embuscades, égorgement de soldats, mutilation et exposition des cadavres « pour l’exemple ».
Ennahdha a trouvé dans cette flambée de violence une diversion pour tenter de détourner l’attention de la population de ses propres déboires et se présenter comme le champion de la lutte antiterroriste. Les salafistes, qui considèrent la Tunisie comme une terre de djihad, sont prêts à aller au bout de leur stratégie de la terre brûlée pour inféoder le pays à l’islam wahhabite d’Arabie Saoudite et du Qatar. C’est cette course à l’abîme que l’armée, soutenue par une écrasante majorité, est chargée de stopper. Elle anticipe une guerre longue et dure contre le terrorisme. La sollicitude toute nouvelle de Merzouki pour la parente pauvre de l’État républicain (soudaine promotion d’officiers supérieurs, promesses en faveur des sous-officiers et des hommes de troupe) n’a fait que souligner sa crainte et celle d’Ennahdha d’un retour de bâton à l’égyptienne.
En moins de deux ans de pouvoir, Ennahdha a vécu un été noir sous une pluie d’accusations pointant son laisser-faire dans la dégradation vertigineuse de la sécurité et l’effondrement de l’économie, derrière un épais écran de fumée d’autosatisfaction. Son gouvernement a signé son échec au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohammed Brahmi en tentant de se défausser sans retenue sur ses adversaires. Pour le premier ministre Ali Laarayed, « gouverner, c’est mentir », a pu écrire la presse tunisienne indignée par son cynisme. « Tandis que son patron Ghannouchi se la joue sur l’air du Tout va bien Mme la Marquise, Laarayed nous chante l’antienne C’est moi ou le chaos, sauf que la chienlit, c’est eux », commente l’universitaire Hedi Merzoug.
Tout au long de l’été torride, la vie des Tunisiens a été rythmée par un regain de violence : embuscades meurtrières tendues à des patrouilles militaires menant des traques antiterroristes au mont Chaâmbi, attentats au cœur des villes, découverte de caches d’armes entrées de la Libye voisine en proie au chaos, mise au jour d’ateliers de fabrication de bombes artisanales. Une psychose de l’attentat aveugle s’est installée dans le pays. C’est la première fois que les Tunisiens vivent avec le terrorisme à leur porte. Ils sont pris en otage par le refus obstiné du parti islamiste de mettre fin à ses manœuvres afin de prolonger la transition politique, qu’il instrumentalise au service de ses propres fins politico-religieuses.
Ayant perdu la bataille de la rue, Ennahdha a décuplé d’arrogance. Sa réponse à la mobilisation populaire massive des démocrates aura été de multiplier les menaces à l’encontre de ses adversaires et de fixer lignes rouges sur lignes rouges : ni dissolution de l’ANC, ni renvoi du gouvernement réclamé par l’opposition. Mais le dernier rassemblement voulu par Rached Ghannouchi comme une ultime démonstration de force pour intimider ses opposants et tétaniser le pays a tourné court. Le guide, qui prétendait mettre dans la rue « un million » de partisans, n’aura réussi à ameuter à la kasbah qu’entre 30 000 et 50 000 personnes. Bien loin du compte. Ils ont été acheminés par les moyens de l’État, sous la férule d’imams surveillant leurs ouailles comme un berger son troupeau.
Du coup, le discours de ce pompier pyromane, orfèvre dans l’art de l’esquive et du double langage, s’est fait plus conciliant dans la forme sous le couvert d’un appel à « l’unité nationale contre le terrorisme ». Mais il est resté intransigeant sur le fond : Ennahdha est au pouvoir, elle y restera, a-t-il martelé. Hystérisée par l’apparition en vedette américaine du Mehdi, la foule n’avait plus qu’un mot d’ordre haineux à scander : « Que l’opposition crève de rage ! » Au passage, le Guide s’est comparé au prophète Mohamed écrasant les mécréants lors de la conquête de La Mecque. Il fallait bien sûr comprendre écrasant ses propres opposants ! D’accusé, il s’est fait accusateur en dénonçant un complot imaginaire de la « contre-révolution » qui voudrait, à ses dires, accéder au pouvoir comme en Égypte, en se hissant sur le marchepied de l’armée.
Quelques jours plus tard, il tentait d’instrumentaliser l’intervention de l’armée égyptienne sur les places du Caire occupées par les Frères musulmans, au profit d’Ennahdha, victimisée par procuration. Il n’a retenu que la dureté de la répression, mais pas l’escalade des islamistes contre les civils et les forces de l’ordre. En réalité, la fable d’une « contre-révolution » revancharde guettant l’instant de se ressaisir du pouvoir est l’une des dernières cartes d’Ennahdha. Elle est montrée du doigt pour la violence de son discours et sa proximité avec les djihadistes et les Ligues dites de « défense de la révolution » (LDR), des milices dont le rôle se réduit à terroriser l’opposition.
Stimulée par la cascade d’événements qu’elle n’a pas anticipés mais qui ont bouleversé la donne politique, l’opposition, confortée par la rue, s’est montrée prête à relever le défi lancé par les islamistes. Face à un gouvernement sans vision, en pilotage automatique, elle a pris la double décision stratégique de retirer ses députés de l’ANC et de tenir des sit-in de protestation non stop jusqu’à la neutralisation définitive du pouvoir nahdhaoui. Ce mouvement, initié par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), a été appuyé par un rassemblement populaire monstre, ponctué d’appels au rejet de l’islamisation rampante à la mode saoudienne.
Ce jour-là, la légitimité avait changé de camp. Jusqu’alors timoré, traité par Ghannouchi comme l’idiot utile de ses combinaisons, le président de l’ANC, Mustapha Ben Jaafar, prenait de court ses partenaires de la Troïka en décidant de suspendre sine die les travaux de l’ANC. Il voulait, par cette obstruction calculée, remettre le processus démocratique sur ses rails. Profondément divisée, Ennahdha a fini par s’y plier de mauvaise grâce, tout en lâchant ses chiens de garde contre son ancien allié.
Dans le pays, les appels se sont faits plus pressants en faveur d’un gouvernement de compétences nationales et de salut public, présidé par une personnalité indépendante. Il serait chargé, dans un délai limité, de redresser le cours de la « révolution » dévoyé par les dirigeants islamistes. Même si ces derniers ont encore quelques ressources pour en retarder l’échéance et que la porte est étroite pour leurs adversaires, le bras de fer engagé par les démocrates, est une occasion en or pour tourner la page de l’islam politique.