Ni gouvernement d’union nationale, trop lourd à gérer, ni élections législatives anticipées au résultat incertain. Le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) d’Abdelilah Benkirane a certes réussi à échapper aux deux variantes dont il ne voulait pas, après le retrait de l’Istiqlal de la coalition gouvernementale. Mais le répit sera vraisemblablement de courte durée. La fin de partie s’annonce inéluctable pour les islamistes marocains. L’alliance laborieuse que le PJD a scellée avec le Rassemblement national des indépendants (RNI) les place en présence d’un partenaire autrement plus coriace que l’Istiqlal, décidé à ne pas se laisser conter ni dicter ses conduites.
Pour le PJD, cela a été une révision déchirante. Son ministre de l’Enseignement supérieur, Lahcen Daoudi, s’en est fait l’écho douloureux : « Il n’y avait pas d’autre solution. Les élections législatives anticipées nous auraient fait perdre six mois », a-t-il dit. Se souvenant des polémiques qui avaient opposé les alliés d’aujourd’hui, ennemis d’hier, il a ajouté, résigné : « Il n’était guère utile de regarder dans le rétroviseur. »
Le président du RNI, Slaheddine Mezouar, qui avait rejeté le programme du PJD au début de la législature, était devenu la tête de Turc du PJD. Cette guerre de tranchée a laissé des traces. Benkirane, faisant de nécessité loi, a été contraint de passer sous les fourches caudines de Mezouar. Mais il l’a fait comme s’il tournait la page à son propre avantage, en vantant les positions « responsables » du RNI et la « haute compétence » de ses cadres. Personne n’a été dupe de sa pirouette.
Dès les premiers contacts entre les deux partenaires de ce mariage contre-nature, le RNI a fait savoir qu’il ne serait ni un « bouche-trou » pour combler le vide politique laissé par l’Istiqlal, ni une « pièce de rechange à l’identique », encore moins le sous-traitant du PJD. Vieux routier du sérail, fort de ses cinquante-trois sièges à la Chambre basse et de ses cinquante conseillers au Sénat, Mezouar, peu doué pour jouer les « partenaires dormants », a averti Benkirane qu’il exigeait de mettre sur le métier une nouvelle architecture de l’exécutif et une redéfinition de ses priorités. Il voulait des ministères clés pour le RND et non des strapontins, et un nombre suffisant de portefeuilles pour peser sur l’action gouvernementale.
Implicitement, il signifiait ainsi au volubile chef du gouvernement qu’il avait tout faux depuis le début de son investiture. Il s’est inscrit dans la droite ligne de deux discours de Mohammed VI. Le roi éreintait Benkirane en lui reprochant, dans le premier discours, ses critiques incessantes de l’héritage de ses prédécesseurs, et dans le second, le 20 août, son empressement à démanteler le plan d’urgence de la réforme de l’enseignement lancé par le gouvernement précédent, avec le soutien du Palais. Il lui infligeait un camouflet en nommant Omar Azziman à la tête du Conseil supérieur de l’Education, qui échappera désormais aux politiques perverses du PJD. Dans la foulée le roi a pris aussi les rênes du Conseil économique et social, en nommant à sa tête un proche du Palais, l’ancien ministre des finances Nizar Baraka.
Près de deux ans après l’arrivée surprise du PJD au pouvoir dans le sillage de la réforme constitutionnelle décidée par le souverain pour désamorcer la menace d’un « printemps démocratique », la situation économique du pays s’est considérablement dégradée. Les clignotants sont au rouge, les perspectives d’investissement, internes et externes, hasardeuses, et l’horizon est plus qu’incertain. Selon le RNI, une remise à plat des politiques économiques laxistes, à la limite du populisme, mises en œuvre par les islamistes est indispensable. La longévité du nouveau gouvernement dépendra de son aptitude à trouver des solutions viables aux problèmes structurels qui se posent à l’économie marocaine, partie dans une dérive mondialiste et financière qui commence à inquiéter les classes populaires ainsi que les petites et moyennes entreprises (PME), soumises au matraquage des multinationales.
Les islamistes ont d’ailleurs ressenti le retrait de l’Istiqlal comme une manœuvre soufflée par le Palais, un stratagème pour contraindre le PJD à des réformes impopulaires, en exonérant les partis les plus fidèles au Makhzen. Habile rhéteur et grand tacticien, maniant, comme ses émules islamistes, le double langage, Benkirane s’était positionné jusque-là tour à tour comme chef du gouvernement et chef de l´opposition, selon William Lawrence, directeur du projet Afrique du Nord de l´International Crisis Group (ICG). Placé dans le collimateur du roi, il risque cette fois de se prendre les pieds dans le tapis et de finir dans la nasse.
Dans son rapport annuel 2012, la Banque centrale du Maroc a dressé un tableau alarmant de la situation économique et prescrit des remèdes de cheval pour remettre le bateau à flot. Le déficit budgétaire flirte avec les 7,6 %, la croissance est au plus bas à 2,7 %, tandis que le chômage s’est aggravé – les embauches ne compensant plus les licenciements. Les réserves de change s’amenuisent, prises en ciseaux entre des exportations en stagnation et des importations en hausse. Selon le rapport, 30 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans et 20 % âgés de 25 à 34 ans sont sans emploi. Soit six millions de jeunes au total pour une population active estimée à 11,5 millions de personnes. D’endetté chronique, le Maroc est en train de franchir le seuil de surendettement qui le placerait dans une situation proche de celle de 1983, année de la mise en place d’un plan d’ajustement structurel (PAS) sous la férule du Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier est déjà sur le pont. Il a mis à la disposition du pays une « facilité » de quelque 6 milliards de dollars, qui marque l’amorce d’une mise sous tutelle du pays.
Les réformes préconisées par la Banque centrale sont toutes douloureuses dans un pays où les inégalités sociales sont déjà parmi les plus marquées au monde. Obéissant aux conditionnalités du FMI, elles se résument, sous couvert de rétablissement de la compétitivité, à opérer des coupes claires dans le budget de la caisse de compensation – qui finance la consommation populaire –, réduire les pensions pour contenir le déficit de la caisse de retraite, augmenter les impôts et sabrer dans les salaires pour complaire aux investisseurs étrangers en quête de coûts salariaux de plus en plus bas. Expert en développement, Mohamed Said Saadi pronostique un marasme profond de l’économie dans les mois à venir, avec le risque d’installer le pays dans la « stagflation ». Il fustige la Banque, qui ne fait que ressasser des mesures classiques ayant montré leurs limites, selon lui, sans rien dire du caractère oligopolistique du secteur bancaire, qui fragilise les PME. De même la Banque centrale s’obstine à concentrer ses mesures sur la lutte contre l’inflation comme objectif unique, aux dépens de la croissance et de l’emploi qui exigent d’activer les leviers de la politique monétaire.
Le premier réaménagement programmé du gouvernement islamiste s’est déroulé dans une atmosphère de crise morale exacerbée, à la suite de la malencontreuse grâce accordée par le roi Mohammed VI, dans des conditions troubles, à un Espagnol, Daniel Galvan, condamné pour pédophilie aggravée. La crise morale s’est doublée d’une crise institutionnelle, malgré la tentative du Palais de désamorcer la bombe en revenant sur sa décision. Plusieurs juristes de renom ont réclamé une réduction du pouvoir royal ou un contrôle plus strict de ses prérogatives, relevant davantage d’une monarchie absolue que d’une monarchie constitutionnelle. Dans le jeu du chat et de la souris auquel il s’adonne depuis des mois avec le Palais, Benkirane, qui se présente comme un champion de la morale islamique, s’est bien gardé de se prononcer sur ce dossier plein d’épines, laissant le Palais seul face à la colère de l’opinion. Le roi s’en souviendra.