Ce témoignage vécu et émouvant est celui du Père Elias Zahlaoui, prêtre et homme d’Eglise syrien né et vivant à Damas, capitale des Omeyyades. Un patriote intransigeant qui a la Syrie chevillée au corps. Il démonte à travers son parcours personnel emblématique les thèses des sinistres tenants du choc des religions et des civilisations, qui ne sont en fait que des adeptes du choc des ignorances, génératrices de guerre, d’agression, de terrorisme, d’injustice et d’intolérance.

Le père Zahlaoui avec le Grand Mufti de la République arabe syrienne Ahmad Bader Hassoun, un défenseur du dialogue interreligieux qui ne cesse de rappeler que la Syrie est le berceau de toutes les religions monothéistes.
Pour qui passe en revue, rien que les évènements de ces deux premières décennies du 21ème siècle, une seule conclusion s’impose : l’Islam est une religion de haine, de terreur, de sang.
Les tout-puissants médias américains, ainsi que leurs subalternes de tous les pays vassaux, y compris européens, se dépensent à longueur d’années, pour enfoncer cette ʺvéritéʺ évidente, dans la tête et le cœur de leurs milliards de clients à travers le monde.
Cette ʺvéritéʺ sacrosainte, je compte, dans ma présente contribution, lui opposer deux faits : le premier d’ordre historique, le second d’ordre personnel.
Pour ce qui relève de l’histoire objective, toute cette campagne radicalement anti-islamique, est effectivement aux antipodes de ce que fut l’Islam à l’époque de sa puissance, lors de ses toutes premières conquêtes : Damas (636), Jérusalem (638), Égypte (641), Andalousie (711).
En effet durant toutes ces conquêtes sans exception, le génie musulman a su inventer un style de relation avec les chrétiens des pays conquis, qui n’eut jamais de semblable, ni avant, ni après l’Islam.
Tout cela a abouti à une sorte de collaboration, qui a fini par devenir une véritable convivialité, vécue au jour le jour, entre les habitants et les conquérants, à tous les niveaux de vie, y compris, à Damas même, capitale du Califat Omeyade, la prière dans un même endroit, et cela durant 70 ans, dans ce qui était la Basilique St Jean Baptiste, devenue depuis 705, la célèbre Mosquée des Omeyades. Tout cela avait lieu en échange du respect total de tout ce qui constituait le tissu de vie de ces habitants : foi, églises, couvents, propriétés, habitations, ateliers et travaux de toute sorte. Ils s’engageaient à payer un tribut qui s’est avéré être inférieur à celui que ces mêmes habitants devaient payer à leurs maîtres précédents, les chrétiens byzantins. D’ailleurs, il ne faut pas cacher que ceux-ci ne se privaient pas de leur infliger des violences, n’excluant même pas les massacres collectifs, pour les maintenir dans la ligne de ʺl’Orthodoxieʺ byzantine, au point qu’ils ont fini par voir dans le conquérant musulman, un véritable libérateur.

2- Tombeau de Saint-Jean Baptiste au cœur-même de la Mosquée des Omeyyades à Damas, symbole du vivre ensemble ancestral entre musulmans et chrétiens en Syrie..
Je m’en voudrais de ne pas souligner que cette convivialité étonnante a surtout permis à tous les habitants de ces pays conquis, tant musulmans que chrétiens et juifs, de vivre ensemble, de travailler ensemble, voire de combattre ensemble, et de collaborer au plus haut niveau de l’administration du Califat.
Cette convivialité s’est approfondie et enrichie au cours des siècles, au point d’avoir fait de certains penseurs arabes chrétiens du 19ème siècle, les créateurs de l’arabisme, et de nombre d’entre eux, au 20ème siècle, les fondateurs et leaders de puissants partis politiques arabes, en Égypte, en Syrie, au Liban et en Palestine.
D’ailleurs, si l’Islam avait été l’espace d’un jour, à l’image des ʺDjihadistesʺ contemporains, aucun chrétien ni juif n’auraient survécu aux invasions musulmanes connues.

3- La chorale de la joie (Jawqat al Farah) fondée par le père Zahlaoui raconte l’histoire multimillénaire de la Syrie à Damas.
Maintenant, si devant de telles assertions, quelqu’un a l’ombre d’un doute, je me permets de le renvoyer aux seuls historiens juifs, et même israéliens. Je n’en citerai que trois de nos contemporains : le premier, un israélien, Aba EBAN, dans son livre ʺMon peupleʺ, le second, un français, le rabbin Josy EISENBERG, dans son livre ʺUne histoire des juifsʺ, le troisième, un américain, Abraham Léon ZACHAR, dans son livre monumental, ʺHistoire des juifsʺ.
Oui, l’Occident, tout l’Occident, et aujourd’hui plus que jamais, a beaucoup à apprendre de l’Islam même conquérant, pour se sauver de ʺl’Islamʺ qu’il s’est créé, d’abord en son sein, au niveau des innombrables collectivités musulmanes, non assimilées jusqu’à ce jour, ainsi qu’au niveau du monde, en fabricant les ʺDjihadistesʺ qu’il a cru pouvoir utiliser pour détruire ʺles Autresʺ !
J’en viens maintenant à mon témoignage personnel. Il va de soi que je n’avancerai que des faits vécus tout au long d’une vie qui approche les 86 ans. Et pour plus de crédibilité, je tiens à citer les noms propres des personnes dont je parlerai.
Je suis né à Damas, en 1932. À l’époque, la Syrie était sous le mandat français, après avoir été amputée, par la volonté des deux pays ʺmandatairesʺ, France et Angleterre, du Liban, de la Palestine et de la Jordanie. Elle fut aussi dépecée en quatre États, que le pays mandataire voulait strictement confessionnels.
Mes parents habitaient à l’Est de Damas, un quartier modeste, appelé ʺseconde rue de la Croixʺ. Ce quartier voisinait avec les premiers champs de ce qui fut connu, durant cette guerre infernale, sous le nom de ʺGhouta Orientaleʺ. À l’époque, Damas était ceinturée par une oasis immense appelée de toujours ʺGhoutaʺ, dont les Français avaient évalué le nombre de ses arbres fruitiers, à 16.000.000 !
Nous habitions une maison arabe à deux étages. Elle comprenait un patio à ciel ouvert, avec un bassin au milieu, et des arbres fruitiers tout autour. Elle appartenait à l’Église Arménienne Catholique, et était constituée de deux étages seulement, comme la plupart des maisons arabes à l’époque. Au rez-de-chaussée, trois chambres, dont l’une servait d’habitat à mon oncle maternel, sa femme et leurs cinq enfants, tandis que l’autre était occupée par mon second oncle maternel, célibataire. La troisième chambre servait de salon pour les visiteurs. Notre famille au complet comptait huit personnes, dont six enfants, plus ma grand-mère maternelle, et occupait les deux seules chambres du premier étage.

4- Avec le président Bachar al-Assad.
Les trois écoles de mon enfance, que j’ai fréquentées, étaient des écoles chrétiennes. La troisième de ces écoles, connue sous le nom de Collège Patriarcal, parce que relevant du Patriarcat Grec Catholique, comptait parmi les étudiants, et surtout parmi les enseignants, un bon nombre de musulmans.
Pour moi, à l’époque, le nom de musulman ne soulevait en moi aucune crainte. Parmi les copains du quartier et de l’école, nous vivions réellement sans complexe. Certains des gosses musulmans, dont des filles, faisaient partie intégrante de tous nos jeux. C’est pourquoi, nous n’hésitions pas à nous aventurer lors de ces jeux dans les champs, qui appartenaient tous soit à leurs parents, soit à leurs voisins. Nos parents et ces paysans se connaissaient par leurs prénoms, et se rendaient régulièrement visite, lors des fêtes, aussi bien chrétiennes que musulmanes. Bien plus, ma sœur aînée vint à ouvrir à la maison même, un ouvroir de couturière, et accueillit parmi les filles qui y travaillaient, un bon nombre de jeunes musulmanes. Celles-ci ne se sont jamais privées de nous visiter avec leurs parents, jusqu’après le mariage de ma sœur. Ces amitiés se sont prolongées dans de visites que je faisais tout naturellement moi-même, à l’une ou l’autre de leurs familles, accompagné d’abord de ma mère jusqu’à son décès en 1979, puis de l’une de mes sœurs, restée célibataire, durant de longues années. Je tiens à signaler que seule la mort a mis fin à nombre de ces amitiés, dont certaines se maintiennent, chaudes et fidèles jusqu’à ce jour.
Toute cette expérience vécue simplement, au jour le jour, durant les années de mon enfance, m’a prédisposé à aborder plus tard, lors de mes études ultérieures, au petit séminaire au Liban, ainsi qu’au grand séminaire à Jérusalem, le monde de l’Islam, avec une sympathie qui n’avait rien d’artificiel.
Bien plus, tout cela m’a engagé fortement à réclamer au grand séminaire tenu par les Pères Blancs, l’intégration, aussitôt acceptée, de l’étude de l’Islam, dans le cycle traditionnel de nos études. En outre, mon séjour à Jérusalem, de 1952 à 1955, puis de 1956 à 1959, m’a largement ouvert au conflit israélo-arabe, tout autant qu’aux amitiés avec les jeunes musulmans du pays, dont certains vivaient dans les misérables camps de réfugiés, aménagés près de Bethléem et de Jéricho.

5- Mme Asma al-Assad décerne le prix Fakhr Biladi (Fierté de mon pays) au Père Elias Zahlaoui.
Mes six années d’études à Jérusalem, furent interrompues par une année (1955-1956) de recherche sur le plan sacerdotal, en France. Cette année passée avec une équipe de prêtres du Prado, dans la banlieue-sud de Lyon, à St Fons, m’a valu de connaître de nombreux prêtres français, éparpillés un peu partout en France, engagés au service des musulmans Nord-Africains, installés en France. Tout cela se passait en parfait accord avec le Cardinal GERLIER, archevêque de Lyon. Certains d’entre eux, comme le Père Albert CARTERON et le Père Joseph COURBON, s’installèrent peu après en Algérie, pour y finir leurs jours, en algériens, mais toujours en prêtres aimés et respectés, au service des plus démunis. D’autres, comme le Père Henri LE MASNE, et le Père André CHAЇS, sont restés à leurs postes en France, en totale relation de service avec les musulmans d’Afrique du Nord, vivant en France.
Si je raconte tout cela, c’est pour dire combien l’amitié et l’engagement de ces prêtres, furent un jalon lumineux sur mon chemin de chrétien, et plus tard de prêtre en terre d’Islam.
Ordonné prêtre à Damas en 1959, je fus nommé au Collège Patriarcal de Beyrouth, immense établissement d’enseignement et d’éducation, groupant 1200 élèves, pour la moitié des musulmans. Il se trouvait au cœur du quartier musulman par excellence de Beyrouth, le célèbre quartier ʺBastaʺ. Cela m’a valu, durant les trois années que j’y ai passées, un contact quotidien et enrichissant avec les musulmans de tous âges qui le fréquentaient, ou qui y enseignaient. D’où aussi des contacts de confiance avec bon nombre de leurs parents. Je me permets d’ajouter que ce séjour à l’école, bien que rapide, n’a pas empêché certaines de ces amitiés de se maintenir, confiantes et chaudes, jusqu’à ce jour.
Revenu à Damas en 1962, j’ai exercé, entre autres, l’enseignement de la religion chrétienne, dans différentes écoles catholiques et gouvernementales. Là aussi, les élèves et les enseignants musulmans étaient bien nombreux. Des liens de confiance d’abord, puis d’amitié, se tissèrent entre un bon nombre d’élèves et d’enseignants musulmans, et moi-même. Certains de ces liens se maintiennent jusqu’aujourd’hui, spontanés et gratuits.
Durant les années soixante, Damas vivait un essor remarquable sur le plan du théâtre, auquel je m’étais intéressé déjà au petit séminaire. Je tenais donc à suivre, autant que possible, ces différentes manifestations culturelles, qui se produisaient sur les deux seuls théâtres de Damas.

6- Le Père Elias Zahlaoui dans son modeste bureau de l’Eglise Notre Dame de Damas.
Seule soutane à suivre régulièrement ces représentations, je gagnais vite, sans l’avoir voulu, la curiosité du public, ainsi que des auteurs, des acteurs, et même des metteurs en scène, presque tous des musulmans. Ces contacts spontanés soulevaient même de la part de certains d’entre eux, en pleine rue, un salut chaleureux, ou une conversation prolongée. Accueilli d’abord en amateur, je finis rapidement par gagner la confiance de l’un ou l’autre, et quelquefois par devenir un conseiller sollicité et écouté. Toute cette expérience, étalée sur plusieurs années, a débouché en amitié jamais regrettée.
Entretemps, dès 1968, j’eus la chance de faire la connaissance d’un jeune chrétien de Maloula, vivant à Damas, à la fois acteur et metteur en scène, travaillant à la TV syrienne. Il s’appelait Samir SALOMON. Riche d’une foi de montagnard, et extrêmement cultivé et… dépouillé, il rêvait d’une troupe théâtrale, jeune et engagée, mais toute de bénévolat. Nous en entreprîmes immédiatement la création. Il se choisit un assistant, jeune musulman travaillant lui aussi à la TV, du nom de Mouhammad Saïd HOMSI. Nous étions au total, une vingtaine. Aussi avons-nous choisi l’appellation, devenue vite connue : ʺLes vingt amateurs de théâtreʺ. Nos thèmes favoris : l’enracinement dans le pays, la liberté, la dignité de l’homme, le conflit israélo-arabe. Nous avions convenu tous, d’agir dans la plus stricte gratuité. Pour nous, le théâtre était tout simplement un message.
Or la plupart des dramaturges arabes sont musulmans. Il va de soi que cela ne suscitait aucun problème. Dramaturges de Syrie, du Liban, de Palestine, d’Égypte, on n’avait que l’embarras du choix. Même le fameux roman de Nikos KAZANTZAKIS, ʺLe Christ recrucifiéʺ, transformé en pièce de théâtre par un auteur français, dont le nom ne me revient plus, nous fascina, et constitua pour notre troupe, un grand succès.
Encouragé par mon ami Samir SALOMON, je traduisais en pièce de théâtre, intitulée ʺLa ville crucifiéeʺ, ma vision du conflit en Palestine. Or le succès de cette pièce, a valu à notre troupe d’être sollicitée par le Ministère de la Culture, pour représenter le gouvernorat de Damas, au ʺFestival d’amateurs de théâtre en Syrieʺ, auquel participaient les 13 autres gouvernorats qu’englobe la Syrie. Notre pièce nous a valu les quatre premiers prix, à égalité avec une autre troupe de la ville de Homs. C’était en 1973. En second prix : le Ministère de la Culture tint à imprimer ma pièce. Cela devait me valoir d’être admis comme membre à part entière, de ʺl’Union des Écrivains arabesʺ, qui groupait à l’époque, près de 450 membres. Je participais dès lors aux différentes activités littéraires où je m’étais engagé, surtout en matière de théâtre et de traduction. Quant aux réunions de masse, ponctuelles ou annuelles, je m’y trouvais, sans aucun complexe, seul prêtre parmi tous ces écrivains, pour la plupart des musulmans, venus de l’ensemble du monde arabe.
Ici je me permets un double recul, le premier en 1967, le second en 1971.
En 1967, par suite d’une inflammation grave des cordes vocales, survenue en 1966, je cessai tout enseignement. Cependant, je gardais un minimum de relation avec les écoles où j’avais enseigné, et dont bien des élèves continuaient à venir me voir à mon bureau au Patriarcat. Or l’une des filles musulmanes me dit beaucoup de bien du jeune Cheikh qui leur enseignait la religion musulmane. Je lui exprimai mon désir de faire sa connaissance. Le sachant, il prit l’initiative de me rendre visite le premier, au Patriarcat même. Proche de la trentaine, le visage grave, il m’étonna par son habillement tout en civil. Affable, guère bavard, il était toute écoute. Ses visites à mon bureau se multipliaient, surtout lors des fêtes chrétiennes. Il va de soi que je lui rendais visite, tout barbu que j’étais, et en soutane noire. À chacune de mes visites, je le trouvais entouré d’une quinzaine de jeunes cheikhs approchant son âge, mais jamais les mêmes. L’interrogeant un jour à ce sujet, j’eus cette réponse d’une droiture bouleversante :
« Père, on nous a toujours enseigné que tous les hommes de religion chrétienne sont des suppôts de l’impérialisme et du sionisme. À vous fréquenter, j’ai fini par découvrir cette grave erreur, parce que j’ai trouvé en vous un nationaliste plus authentique que moi. Je tiens donc à ce que le plus grand nombre de cheikhs, fasse votre connaissance » !
Un jour, ce même Cheikh m’offrit en cadeau le Coran, avec une dédicace au ton vraiment fraternel. À mon tour, je lui offris un exemplaire de l’Évangile, avec une dédicace. Enseignant dans des écoles musulmanes, il ne cessait de me demander de nouveaux exemplaires de l’Évangile. Je m’interdisais de lui en demander le pourquoi. Au 24ème exemplaire d’évangile, il me posa cette question : « Cela fait 24 exemplaires d’évangile que je vous demande, sans que vous me posiez aucune question ! ». Je lui répondis tout simplement : « Je vous fais confiance ». Il me dit alors en souriant : « Il faut que je vous le dise. Mes amis, les jeunes cheikhs chargés de l’enseignement de la Charia dans de nombreuses écoles, sachant notre amitié, ne cessent de me poser des questions sur l’Évangile. J’ai donc décidé de donner à chacun d’entre eux, un exemplaire d’Évangile, en lui disant : « Lisez d’abord l’Évangile, nous en parlerons ensuite » !
Voici la qualité de ce cheikh musulman, dont l’amitié impeccable s’est prolongée jusqu’à ce jour, mais enrichie de mille anecdotes, qui mériteraient d’être relatées dans un livre à part, qui ferait le pendant du fameux livre, ʺLa Rose de l’Imamʺ, publié en (1983) par le prêtre français, ʺMarius GARAUʺ. Le nom de ce cheikh : Mouhammad DAKKOURY.
J’en viens maintenant au second recul, en 1971.
En cette année, la plus haute autorité musulmane du pays ne cessait de présenter à la TV, lors d’un programme hebdomadaire, ʺL’Évangile de Barnabéʺ, comme étant le seul évangile authentique. Je répondis par une étude d’une petite centaine de pages. Or en Syrie, tout texte imprimé doit obtenir au préalable, le permis de l’autorité compétente, en l’occurrence, le Ministère Musulman des Wakfs (c’est-à-dire des biens religieux). Cette démarche m’a valu de faire la connaissance du Responsable de Casuistique en ce Ministère. Il s’appelait Mouhammad Aziz ABDINE, fils de l’ancien Mufti de Syrie. Lors de toutes mes démarches auprès de ce Ministère, j’ai fini par découvrir en lui, un homme d’une probité, d’une intégrité et d’une serviabilité, aussi authentiques qu’effectives. Une amitié sans faille s’établit entre nous deux d’un côté, puis entre sa famille et mes parents de l’autre. À tel point, que le matin du 13 novembre 1979, quand nous avons constaté, consternés, le décès subit de ma mère au cours de la nuit, c’est à lui que j’ai téléphoné en premier lieu, avant même de téléphoner à mes trois sœurs et à mes oncles et tantes. Les trois premiers jours de deuil, il ne me quittait que tard la nuit.
Notre amitié, qui m’a valu, grâce à lui, l’amitié de tant de musulmans du pays, ne s’éteignit qu’à sa mort survenue en 1985, par suite d’un cancer foudroyant des poumons, sans pour autant mettre fin à ma relation avec sa famille, surtout avec son fils unique, l’ingénieur architecte Yassar, qui tient de son père sa modestie, sa probité et sa fidélité, tout doyen qu’il fût, il y a deux ans, de la Faculté de génie à l’Université de Damas. Et c’est ce jeune Yassar, qui tint alors à venir avec sa mère, chez mes parents, peu de temps après le décès de son père, laissant à sa maman même de m’offrir en cadeau, la montre personnelle de son père. Ce faisant, elle me dit : « Père Elias, je n’ai trouvé personne de plus proche de Aziz, que vous, pour lui offrir sa montre ». Cette montre, je la garde toujours précieusement à mon poignet.
D’ailleurs, il ne me semble pas inutile de signaler que le second texte écrit par un syrien dans le numéro présent de cette revue, est de la plume du docteur ingénieur Yassar, pour qui je nourris toujours un sentiment vraiment paternel.
***
En 1977, je fus nommé vicaire dans la nouvelle église, Notre-Dame de Damas, inaugurée en 1975, et déjà desservie par deux prêtres plus âgés que moi.
La construction de cette église mérite d’être racontée et diffusée.
Faute de terrain vague pour la construction de cette église, il y eut des pourparlers, entre le comité de l’église en projet, et le propriétaire d’une grande villa, mise en vente. Son propriétaire s’appelait Akram MIDANI, musulman de souche, et haut fonctionnaire d’État. L’on convint du prix. Mais quand Mr MIDANI, les interrogeant sur le pourquoi de cet achat, sut qu’il était question de construire une église, sur le coup il réduisit le prix exigé, du quart. Mais il demanda en échange qu’on y prie pour lui. Cette demande, plus qu’étonnante, pour qui ignore l’Islam de Syrie, j’y suis fidèle, en conscience, et en toute reconnaissance.
En cette année 1977, j’ai lancé le projet d’une jeune chorale d’église, avec 55 enfants de 4 à 6 ans, garçons et filles. Ils appartenaient à toutes les communautés chrétiennes. Au départ, chargée d’animer les belles cérémonies byzantines, cette chorale a fini par grossir ses rangs, pour atteindre aujourd’hui 620 membres, dont l’âge va de 7 à 65 ans. Grâce à sa rencontre providentielle, fin 1984, à la Maison de la Ste Vierge à Soufanieh, avec le grand chanteur libanais Wadi ASSAFI, elle réussit à sortir des murailles de l’église, pour finir par se produire, au cours des ans, d’abord en Syrie, puis au Liban et en Jordanie. Et à partir de 1995, ce furent la France, la Hollande, l’Allemagne, puis en 1996, la France de nouveau et la Belgique. Puis en 2004, l’Australie, et en 2009 les États-Unis à Washington avec 114 garçons et filles, de 7 à 15 ans, et 37 accompagnateurs et musiciens. Enfin en 2016, ce fut la France, avec 114 gosses et 36 accompagnateurs et musiciens.
Il faut signaler que lors de tous ces voyages, tout autant que lors de nos innombrables soirées ici ou là, et surtout à l’Opéra de Damas, la plupart de nos musiciens sont des musulmans. À cela aucun problème. L’on croirait vraiment que la chorale constitue une seule famille !
Reste à signaler, au niveau de notre chorale, connue sous le nom de ʺChœur-Joieʺ, une initiative tout à fait nouvelle, jamais connue dans aucun pays au monde.
Le 27/9/2001, Chœur-Joie et les chanteurs de la Mosquée des Omeyades, ont animé une soirée de chants religieux communs, sur le parvis de la grande cathédrale grecque catholique à Damas. Affluence compacte. Étonnement général, mais positif. Y était présente aussi, pour 20 minutes seulement, la Troïka européenne de l’époque, sous la conduite de Mr Xavier SOLANA. À leur départ, le reporter de la TV belge, Mr Joseph MARTIN, a dit au cameraman de cette TV, entre autres, une phrase très significative, que je ne cesse de dire et de redire, quand l’occasion se présente. Il a dit :
« Mr BERLUSCONI, au lieu d’insulter le monde arabe, et de mépriser la civilisation musulmane, aurait dû venir ici, pour combler son ignorance ! »
Cette activité commune avec les chanteurs de la Mosquée des Omeyades, connut un essor étonnant au niveau de toute la Syrie et du Liban. La mort subite en 2009, de son chef, le Cheikh Hamzé CHAKKOUR, y mit fin.
Je voudrais, avant de quitter le paragraphe de Chœur-Joie, citer ce fait en tout point nouveau, survenu en l’église Notre-Dame de Damas, lors de la cérémonie du Jeudi-Saint, ce 28/3/2018.
La cérémonie du Jeudi-Saint est d’une beauté poignante. Les chants sont bouleversants. Or cette cérémonie exceptionnelle, chrétienne par excellence, puisque reproduisant le jugement de Jésus par le Sanhédrin, suivi de sa crucifixion, se clôture par un chant célèbre que les meilleures voix souhaitent chanter. Ce chant débute ainsi :
« Aujourd’hui est cloué sur un bois, Celui qui a suspendu la Terre sur les eaux ! »
Or à l’église Notre-Dame de Damas, en ce Jeudi-Saint 2018, c’est à une jeune musulmane qu’on a donné la joie et la fierté d’exécuter ce chant. D’ailleurs, sa voix était étonnante. Sa maman l’accompagnait. Elles en étaient si heureuses, quand je les ai remerciées et félicitées à la fin de la cérémonie. Son nom : Nancy ZAABALAOUI !
Pour finir ce témoignage, je voudrais citer quatre faits, hautement significatifs, qui eurent lieu durant cette guerre infernale.
Le matin du 17/3/2012, il y eut une explosion gigantesque, qui détruisit des pans immenses du quartier chrétien, près de la Place Tahrir à Damas.
Deux jours après, je reçois la visite de trois jeunes dames musulmanes. Elles m’ont remis une somme considérable, pour la distribuer aux sinistrés, en me disant : « Père, ceci est pour nos frères chrétiens du quartier sinistré… »
Un jour, un ami de Damas, me remet la somme de 2,000 dollars américains, pour la distribuer aux gens en difficulté. La somme était envoyée par un médecin syrien musulman, que j’ignorais complètement, et vivant aux États-Unis. Il tenait absolument à l’anonymat. Je refusai catégoriquement cette somme, tenant, pour l’accepter, à avoir le nom et le téléphone du donateur. Devant mon intransigeance, mon ami céda. Le soir même, je téléphone au donateur pour le remercier. Il en fut touché, mais peiné, car un vrai musulman tient toujours à l’anonymat, quand il offre quelque chose, car il veut que Dieu seul sache ce qu’Il lui donne d’offrir !… Or un mois après, il m’envoya, avec la même personne, une somme identique …
Un jour, en 2013, on me sollicita pour aller prier sur un malade, dans un grand hôpital gouvernemental… Une foule nombreuse se pressait devant la chaîne des ascenseurs. Je me suis mis à regarder les gens qui venaient de loin. Subitement, je remarquai parmi la foule, un homme d’une cinquantaine d’années, qui semblait pointer son regard sur moi ! Je ne pouvais m’empêcher de constater avec étonnement, que son visage semblait se dérider de plus en plus, tandis que son regard semblait toujours pointé sur moi. Mais à peine arrivé à deux mètres de moi, un grand sourire illumina son visage, il ouvrit largement ses deux bras et se précipita vers moi, en m’étreignant avec émotion, tout en me disant :
« Père Elias, toi, tu es dans mon cœur et dans le cœur de tous les musulmans de ce pays ! »
Pourtant, je ne le connaissais pas ! Fort ému, je lui dis : « Excusez-moi, mais qui êtes-vous ? ». Toujours souriant, il me dit : « Je suis un docteur neurologue. Je m’appelle Yasser ASSALEH. Je suis rentré d’Allemagne depuis 12 ans. Père, je suis chef de la section de neurologie dans cet hôpital. Voici ma carte. Père, si jamais vous avez besoin de quelque chose, vous ne me le demanderez pas, mais vous me l’ordonnerez ! » Tel quel !
Le soir de ce même jour, je reçois un coup de fil de mon ami, l’évêque grec catholique d’Alep, Mgr Jean JEANBART, me demandant d’intervenir auprès de la section de neurologie de ce même hôpital, pour un malade d’Alep, dans un état critique, et à qui on avait donné rendez-vous un mois après ! Il était onze heures du soir. M’enquérant du nom du malade, je téléphone aussitôt au médecin, à son domicile. Réponse chaleureuse : qu’il vienne le lendemain ! Et le malade fut sauvé !
En janvier 2017, une jeune agronome me sollicite pour une faveur auprès du Ministre de l’agriculture. Au rendez-vous fixé, accueil très chaleureux du Ministre, qui m’avoua que l’affaire relevait du directeur d’une organisation interarabe, du nom d’Acsad. Il m’assura lui recommander l’affaire, bien que ce soit un cas difficile. Peu de temps après, la jeune agronome vient me voir toute rayonnante, pour me remercier. Je cite mot à mot ce qu’elle m’a dit :
« Père, je frappe à la porte du directeur de l’Acsad. À peine entrée, je l’entends me dire : Ma fille, sache bien que ce n’est pas pour toi que j’ai accédé à ta demande, mais bien pour le Père Elias ! »
Pourtant je n’avais jamais entendu parler, avant ce cas, ni de son organisation, ni de lui.
Je lui téléphone aussitôt pour le remercier. Il venait de quitter le bureau… Quelques minutes après, c’est lui-même qui me téléphone, en m’assurant vouloir me visiter bientôt.
Peu de jours après, il arrive sur rendez-vous, tout rayonnant, mais accompagné de sa fille, étudiante universitaire, non sans laisser son chauffeur déposer au salon où je l’accueille, une immense gerbe de fleurs, et un paquet de boîtes de chocolats… pour mes nombreux visiteurs.
Je l’assurai que la gerbe de fleurs, je la déposerai au sanctuaire de la Sainte Vierge, à son intention et à celle de sa famille.
Deux heures d’échange sur les problèmes du pays, en toute confiance, et dans la joie.
Son nom : Dr Rafik ASSALEH
*Père Elias ZAHLAOUI
Damas, ce 8/4/2018