Plus de 6 000 Irakiens massacrés depuis mars dernier selon l’Onu, majoritairement civils et chiites, parmi lesquels des pèlerins, des familles entières assistant à des mariages ou aux funérailles de parents, et dernièrement quatorze enfants d’une école primaire turkmène près de Tel Afar… Ces tueries à la voiture piégée ont pratiquement toutes été revendiquées par l’État islamique en Irak (EII), resiglé EIIL en avril dernier, après l’élargissement de son champ d’action au « pays du Levant » (Syrie-Liban). Son chef, un certain Ibrahim al-Badri – alias Abou Bakr al-Baghdadi al-Koraichi (du nom de la tribu du prophète Muhammad) –, sème la terreur, éliminant tous ceux qui lui barrent la route, y compris des membres d’organisations djihadistes. En octobre dernier, de violents combats ont opposé dans la vallée des Cochons (Wadi al-Khanzeer), près de Kirkouk, l’EIIL aux Kurdes d’Ansar al-Sunnah, un des plus anciens alliés d’Al-Qaïda en Irak (AQI). On a l’impression de revivre les années 2003-2006 quand le Jordanien Abou Mussab al-Zarqaoui, fondateur d’AQI, cherchait à s’imposer dans la région d’Al-Anbar et multipliait les attaques contre les chiites. À l’époque, sa cruauté et sa haine sectaire lui avaient valu un rappel à l’ordre d’Oussama Ben Laden et Ayman Zawahiri, qui ne passent pourtant pas pour des tendres. Il n’en avait pas tenu compte.
Les milices Sahwa
Plutôt que de combattre seulement les envahisseurs occidentaux, l’État islamique en Irak – fondé en juin 2006, après la mort de Zarqaoui – s’en est pris à l’Armée islamique en Irak et à la Brigade de la révolution de 1920, organisations de résistance bien implantées dans la région d’Al-Anbar. Pour Izzat Ibrahim al-Douri, chef du Baas clandestin, l’EII était « une pierre supplémentaire du programme visant à diviser l’Irak », mais cela ne l’empêcha pas, encore récemment, de considérer les leaders d’AQI comme « des frères dans le djihad » et de se rapprocher du royaume saoudien.
Autre conséquence des excès de l’EII : la création des milices tribales Sahwa, pro-américaines. Zarqaoui, qui collaborait avec des tribus hostiles à l’occupation de l’Irak et aux chiites au pouvoir à Bagdad, décida brusquement de mettre au pas les cheikhs et les imams trop indépendants à son goût et de leur imposer un mode de vie islamique qu’ils refusaient. Quand les menaces ne suffisaient pas, il les faisait assassiner, bien qu’il sache que toute personne abattue – a fortiori un cheikh – serait vengée, comme l’exige le thâ’r, tradition remontant à l’époque préislamique.
Le meurtre du cheikh de la tribu Albu Risha eut pour prolongement automatique la montée aux créneaux de son fils Abdul Sattar, personnalité tribale de moindre importance, mais qui voulait venger l’assassinat de son père rapidement et à n’importe quel prix. En quelques semaines, avec l’aide des Marines chargés de « pacifier » Al-Anbar, il créa le Conseil de l’éveil regroupant des chefs de tribus anti-Zarqaoui, dont les Albu Fahd de Ramadi et les Albu Mahal d’Al-Qaïm qui avaient soutenu AQI jusque-là. Les Marines n’en espéraient pas tant. Résultat : en septembre 2008, quand John Kelly, commandant des Marines, transféra symboliquement ses pouvoirs à Mamoon Sami Rashid, gouverneur de la province, la résistance était laminée.
Mécréants à éliminer
Abou Bakr al-Baghdadi, proclamé « émir des Croyants » par ses partisans, est sur la même longueur d’onde que ses prédécesseurs. Pour lui, « il n’y a de bons chiites que de chiites morts ». Soutenu, dit-on, par l’Arabie Saoudite et des milliardaires du Golfe, l’EIIL ne manque ni d’armes ni d’argent, surtout depuis le déclenchement de la crise syrienne et le soulèvement des sunnites d’Al-Anbar marginalisés par le pouvoir de Bagdad. Dernièrement, peut-être épouvanté par les massacres incessants de civils chiites et par l’image exécrable qu’ils donnent de la résistance, Izzat Ibrahim a condamné les attentats indiscriminés contre les forces armées, la police et les fonctionnaires civils. Depuis, l’EIIL a redoublé de violence. Al-Baghdadi se moque éperdument de ce genre de déclaration. Al-Douri et ses hommes de la Naqshbandiyya – nom d’une organisation soufie du Front du djihad et de la libération, qu’il préside – sont pour lui des koufar, des mécréants à éliminer le jour venu.