La tribune de Bruno Guigue, parue dans le numéro de septembre 2017 d’Afrique Asie.
Opération militaire menée au Mali en janvier 2013, « Serval » s’est achevée en juillet 2014, aussitôt remplacée par un dispositif militaire élargi aux États de la région, l’opération Barkhane. Mais un changement d’étiquette ne suffit pas à faire illusion. Officiellement, l’intervention étrangère devait soutenir les troupes maliennes qui cherchaient à repousser les groupes armés islamistes ayant pris le contrôle de l’Azawad, la partie nord du pays. Elle visait à rétablir la paix et à endiguer le terrorisme. Quatre ans et demi plus tard, on est loin du compte.
Loin de diminuer, les attaques terroristes se multiplient, soulignant le chaos grandissant dans lequel est plongée toute la région sahélienne. Le 13 août, 18 civils ont été tués par des hommes armés à la terrasse d’un café de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Ce scénario rappelle les raids menés par Al-Qaïda dans la région ces derniers mois, à Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, à Ouagadougou (déjà) et à Bamako. Et au lendemain de l’attentat commis dans la capitale burkinabè, ce sont des militaires de la force de maintien de la paix des Nations unies au Mali (Minusma) qui furent visés.
Bombe à retardement
Pour la France, c’est la douche froide. Aux portes du désert, civils autochtones et militaires importés sont également pris pour cibles par les djihadistes, qui mènent depuis leur défaite dans le nord du Mali une guérilla contre les gouvernements locaux et les forces étrangères. Mais il y a plus préoccupant encore. Accueillis en libérateurs par une partie de la population à leur arrivée en janvier 2013, les soldats français sont aujourd’hui fréquemment accusés de contribuer à la déstabilisation du Sahel, dans le seul but de pérenniser l’hégémonie de l’ancienne puissance coloniale.
On n’est plus au temps des colonies, mais il y a davantage de militaires français dans l’Ouest africain en 2017 qu’au lendemain des indépendances en 1960. À la fin du mandat de François Hollande, en mai 2017, 4 000 soldats français étaient déployés dans la zone du Sahel. Le nouveau locataire de l’Élysée, Emmanuel Macron, y a effectué son premier déplacement à l’étranger en se rendant à la base de Gao, au Mali, pour rencontrer les troupes stationnées sur place. Mais en soulignant la dépendance du continent à l’égard de l’ancienne tutelle coloniale, cette présence militaire est une bombe à retardement.
Avec son intervention armée de 2013, la France a jeté ses forces dans une guerre civile au cœur de l’Afrique. Les partisans de l’intervention française font valoir que la France n’est plus une puissance coloniale, et qu’elle intervient à la demande expresse du gouvernement malien. L’article 51 de la charte de l’Onu prévoit la possibilité pour un État de demander l’aide militaire d’un autre État contre une agression étrangère. L’État malien ne s’en est pas privé, et les États africains voisins, dont certains contribuent à l’effort de guerre contre la rébellion, ont également cautionné l’opération.
Mais la question de l’autorité légitime se posait bel et bien, en revanche, à propos du gouvernement malien. Car le coup d’État du 22 mars 2012 perpétré par le capitaine Sanogo n’a pas seulement destitué l’ancien président pour lui en substituer un autre, il a aussi suspendu la Constitution. L’allié de la France, en février 2013, fut un pouvoir de fait, détenu par des militaires putschistes issus du Sud et pressés d’en découdre avec la rébellion du Nord. L’élection d’un nouveau président sous des formes plus légales n’a pas fait disparaître cet héritage.
Une guerre évitable ?
Une autre question est de savoir si cette guerre était inévitable. Une menace imminente pesait sur Bamako, disait-on, et il fallait agir au plus vite pour éviter la prise en otages de ressortissants français. Mais l’action militaire française, outrepassant cet objectif, visa d’emblée l’élimination des forces rebelles et la reconquête du Nord. De plus, donner quitus à l’intervention française au nom d’un péril immédiat ne répond pas à la question, car il faut aussi se demander pourquoi cet affrontement qui ne date pas d’hier s’est radicalisé.
La victoire du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), début 2012, fut le point culminant de la quatrième rébellion touareg depuis l’indépendance du Mali. Elle provoqua l’implosion de l’armée et de l’État malien, désarçonné dans la foulée, en mars, par le coup d’État militaire du capitaine Sanogo. Mais devant le refus de toute négociation par les militaires putschistes, le MNLA, laïc et sécessionniste, perdit le contrôle du Nord au profit de la mouvance islamiste, et notamment d’Ansar Dine, dissidence du MNLA.
On annonça la reprise des négociations, et le 21 décembre 2012, à Alger, des représentants du MNLA et d’Ansar Eddine se déclarèrent prêts à cesser les hostilités. Mais le chef d’Ansar Eddine, qui fut tenu à l’écart par les responsables algériens, dénonça ces pourparlers et appela à la reprise du combat. La prise de Konna par la rébellion, le 8 janvier 2013, fut la conséquence directe de la rupture inopinée des discussions d’Alger le 7. Et c’est l’échec des discussions avec la rébellion touareg qui favorisa sa radicalisation.
Bien sûr, cette responsabilité de Bamako ne dédouane pas de la sienne une constellation de groupes armés qui ont prétendu imposer par la force leur doctrine sectaire. S’il est simpliste de justifier l’action militaire de la France en prétextant l’échec des négociations, il n’y a aucune excuse à la brutalité des milices islamistes. Mais cette démission du politique au profit du militaire a fourni aux extrémistes d’abondantes recrues parmi les déshérités du Sahel.
Derrière les « nobles idéaux » de Paris…
La rébellion armée comptait à l’origine quatre composantes entretenant des relations variables, de la rivalité à l’affrontement et de l’alliance à la surenchère. La plus nombreuse, Ansar Dine, est issue d’une scission du MNLA, et ses combattants luttent militairement contre l’État malien. Les deux autres composantes sont Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et le Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). En refusant de négocier avec le MNLA, Bamako précipita son déclin au profit d’une dissidence djihadiste qui trouva dans AQMI un allié de circonstance.
Mais AQMI est une organisation internationale dépourvue de base locale et ses effectifs sont limités. Le Mujao représente la tendance « noire » de la guérilla, fidèle aux figures historiques de la lutte anticoloniale d’inspiration islamique du XIXème siècle. Les objectifs de ces différentes organisations diffèrent : ils sont régionaux pour le MNLA (l’indépendance touareg), nationaux pour Ansar Eddine (l’imposition de la charia au Mali), et transnationaux (la destruction des Etats) pour les djihadistes du Mujao et d’AQMI.
En France, la narration officielle jette une lueur trompeuse sur cette guerre lointaine, dont l’intelligence échappe pour de bon à une opinion qui voit, sur TF1, ce que le service de presse des armées veut bien lui montrer. A en croire l’Elysée, la France se bat exclusivement « pour la paix » et elle lutte « contre le terrorisme » au côté de ses alliés régionaux. Bref, de nobles idéaux guident les pas de la patrie des droits de l’homme, étrangement insensible à l’appel d’intérêts prosaïques.
Les gisements d’uranium du Niger exploités par le consortium européen Areva assurant le tiers de ses approvisionnements, c’est donc un heureux hasard si le combat chevaleresque de la France coïncide avec ses appétits miniers. Ancien dirigeant d’Areva, le premier ministre français Édouard Philippe en sait quelque chose. L’intervention militaire française au Sahel, en réalité, réveille les vieux démons de la Françafrique, et il n’y a pas un Africain qui croit que cette action militaire sert à autre chose qu’à perpétuer l’exploitation néo-coloniale du sous-sol africain.
Pompier pyromane
La France s’expose d’autant plus à la rancœur légitime des populations que la déstabilisation du Sahel provient aussi de la démobilisation des combattants touareg de Kadhafi. Rentrés chez eux avec davantage d’armes que de bagages, ils ont contribué au désordre dont la fragile société sahélienne a fait les frais. Dans cette affaire, la France joue le rôle du pompier pyromane. Toute la région paie les pots cassés de sa politique libyenne, et ses militaires affrontent des ennemis auxquels le retour de l’ex-puissance coloniale donne des lettres de noblesse anti-impérialistes.
En détruisant l’État libyen, la France a semé le chaos dans toute la région. Après avoir indirectement fourni à la rébellion son matériel militaire, elle lui procure désormais, par sa présence militaire sur le sol africain, les armes idéologiques qui en justifient l’emploi. Pour finir, la nouvelle tuerie qui s’est déroulée à Ouagadougou le 13 août – capitale d’un pays qui avait été épargné par les attaques djihadistes jusqu’en 2016 – conforte beaucoup d’Africains de l’Ouest dans l’idée que la France fait partie du problème et non de la solution. Au Sahel, le néo-colonialisme tricolore est dans l’impasse.