L’Argentine des militaires a ses disparus, tout le monde le sait maintenant. Mais on ignore que ce « privilège » est partagé par le Maroc de Sa Majesté Hassan II, qui est passé maître dans l’art de faire enlever, disparaître, puis assassiner, brutalement ou à petit feu, tous ses opposants, les vrais et de quelque bord qu’ils soient.
On connaît l’affaire Mehdi ben Barka. Elle ne fut pas une exception, mais le point de départ de ce qui est devenu, depuis maintenant une quinzaine d’années, une politique systématique, dont les victimes se comptent par centaines. Comment se fait-il alors que l’opinion politique internationale ne soit pas sensibilisée à cette question ? C’est que les victimes des disparitions au Maroc le sont non pas en raison de la violation ou de la négociation d’un droit, mais de la coexistence de deux droits.
L’un écrit, constitutionnel, démocratique, permet aux autorités marocaines de proclamer l’existence de partis d’opposition légaux, de syndicats, de tribunaux et d’une législation assurant les libertés individuelles et publiques ; l’autre est le droit du roi, traditionnel, fondé sur la soumission du sujet à la personne royale, elle-même investie du pouvoir religieux de « Commandeur des croyants ». C’est l’arbitraire royal, propre à toutes les monarchies absolues qui ne se justifie que devant Dieu. Partout ailleurs dans le monde, ces deux formes de droit se sont succédé ; et, presque partout, la dernière a disparu avec les monarchies absolues. Au Maroc, les deux droits existent ensemble, aujourd’hui, sous nos yeux. Les disparus appartiennent à ce monde obscur de l’arbitraire royal.
L’autre spécificité du régime alaouite réside dans le fait que la répression peut frapper l’ensemble de la famille : des fils de détenus sont privés de leurs droits, surveillés, menacés, parfois incarcérés, enlevés ou exterminés ; ainsi, Fatima Oufkir, femme du général Oufkir – instigateur du coup d’État de 1972 – et ses cinq enfants ont été enlevés en 1972 et ont disparu depuis dix ans. L’aîné des enfants avait à l’époque 18 ans et le plus jeune 6 ans. Tout cela se sait au Maroc ; personne n’ose en parler et encore moins agir, car le pouvoir royal utilise les vengeances familiales comme effet dissuasif.
Ces disparus, qui sont-ils précisément ? Il faut d’abord signaler que toute personne arrêtée au Maroc peut être gardée à vue pendant des mois, voire des années. Les détenus du procès de Casablanca, en janvier 1977, ont passé quinze mois entre les mains de la police ; certains, victimes de la grande vague de répression de 1973, quatre ans. Pendant toute cette période, leur situation est celle de disparus, sans aucun lien avec leur famille ou leur avocat, et livrés à leurs tortionnaires. Dans l’arbitraire le plus total. Beaucoup en meurent. Et pendant ce temps, la justice – celle qui est régie par le droit écrit et démocratique – les ignore tout simplement. Un jour, s’ils ont survécu, ils seront présentés au juge d’instruction, jugés, condamnés puis écroués ; ils seront sauvés…
Pas toujours, pourtant, car toute règle a ses exceptions. En 1973, après la tentative de soulèvement du 3 mars, cent cinquante-neuf prévenus furent jugés. À l’issue du procès, ceux que l’on venait d’acquitter furent entassés, sous les yeux de leurs avocats, dans des camions bâchés et disparurent pour des mois. Plus tard, ils furent inculpés, jugés et condamnés lors d’un nouveau procès. Parmi eux, le militant assassiné Omar ben Jelloun.
En 1973, toujours, les condamnés militaires de deux coups État de 1971 et de 1972 (Skhirat et Kenitra) furent enlevés de la prison militaire de Kenitra, où ils purgeaient leur peine, et embarqués pour une destination inconnue, d’abord en camion, puis en avion. Ils avaient été jugés régulièrement, publiquement, avaient été défendus par des avocats, recevaient depuis des mois en prison la visite de leurs familles. Et soudain, ils disparurent pour plusieurs années […].