Le même scénario de cauchemar se répète au fil des témoignages, nombreux, que nous avons recueillis. Les soldats entourent un village et regroupent les habitants sur la place. Les hommes sont attachés, puis torturés, dépecés, taillés en pièces à la machette. Les femmes sont violées puis égorgées, leurs enfants éventrés, écrasés contre les murs, achevés à coups de botte. Les maisons sont toujours pillées, puis brûlées, ainsi que les récoltes. Si les crimes peuvent varier dans la forme d’un village à l’autre, la cruauté et la barbarie qui se dégagent de ce programme d’extermination restent les mêmes.
Comme au Vietnam, vers la fin des années 1960, l’histoire, ici, se répète. En Asie, sous le couvert de la tristement fameuse opération « Phoenix », les soldats américains massacraient des villages entiers soupçonnés d’aider la guérilla. Rios Montt, lui, ne fait pas de demi-mesure. Le crime n’est pas sélectif, en se fondant sur des soupçons, même vagues. Pour les militaires, un paysan pauvre, et de surcroît indien, porte en lui le germe de la révolte : « Le peuple pauvre, c’est la révolution. » Pour cela, la junte a déclenché une vaste offensive d’extinction de la pauvreté… par extermination des pauvres. L’armée, essayant de semer le doute quant à l’origine de ces tueries, accuse souvent les guérilleros. Mais, de tous les paysans indiens que nous avons rencontrés, pas un qui puisse fournir le moindre indice accréditant cette version, par un qui lui accorde le moindre crédit. Tous savent qui sont les véritables assassins, même si, souvent, ils ne comprennent pas pourquoi : «… Nous n’avons rien fait à notre gouvernement, pourquoi les soldats nous font-ils ça ? Ils disent que nous sommes des guérilleros, mais alors pourquoi tuent-ils les femmes et nos enfants ? Un bébé de deux mois ne peut pas tenir un fusil… Ils tuent tous les enfants. Nous ne savons pas écrire, nous sommes très pauvres et voulons seulement travailler, mais nous ne voulons pas aller vivre là-bas… » Cette terrible incompréhension, nous l’avons souvent rencontrée dans la voix et dans les regards de ceux qui, désespérément, veulent échapper à la mort. Beaucoup d’entre eux ne savent pas qui dirige leur pays, ni même le sens du mot génocide.
Dans tous les campements, situés sur des propriétés mexicaines ou perdus dans le labyrinthe de la selva, nous trouvons la même misère, les mêmes visages affamés qui expriment la terreur et le désespoir. Dans la zone de Montebello et de Lagos de Colon, des milliers de réfugiés se terrent à l’abri d’une forêt épaisse que le soleil a du mal à percer. Trois jeunes Guatémaltèques nous accompagnent, qui connaissent la forêt dans les moindres recoins et savent où leurs frères se cachent. Sans eux, nous aurions pu passer à quelques mètres sans nous apercevoir de rien, comme une image inscrite dans une autre dimension. […]
Au Guatemala, plus encore que dans tout autre pays d’Amérique centrale ou du Sud, l’Indien fait peur. Le descendant des Mayas n’a plus rien à perdre, seul le choix des armes peut lui faire récupérer sa dignité perdue ainsi que la terre et la liberté. Le réveil indien passe actuellement du mythe à la réalité. En outre, une victoire du peuple guatémaltèque sur la dictature pourrait bien aboutir, pour la première fois depuis la conquête des Amériques, à la mise en place d’un pouvoir indien.
Un reportage de Jean-Louis Fregine