Robert Malley, ancien conseiller de Barack Obama, appelle l’Union européenne et la France à ne pas céder face à Donald Trump, qui veut revoir le compromis négocié avec Téhéran
Nul ne s’aventurerait à imputer à Donald Trump une quelconque vision stratégique, tant lui manquent le jugement et même la simple patience nécessaires. Instincts et impulsions, en revanche, le président américain en a à revendre, au premier rang desquels la volonté de systématiquement défaire l’héritage de son prédécesseur, qu’il s’agisse du plan de réforme du système de santé, de l’accord climatique de Paris ou de l’ouverture vers Cuba. Dernière en date de ses -cibles, et non la moindre : l’accord -nucléaire conclu le 14 juillet 2015 avec l’Iran. Parce qu’il fut négocié et conclu avec des partenaires européens, et parce qu’il en va de la sécurité de l’Europe, la France a un rôle central à jouer dans sa préservation. Le 18 septembre, lorsqu’il rencontrera son homologue américain, le président Emmanuel -Macron aura une bonne occasion de le faire savoir.
Enormités et autres contre-vérités
Candidat, Trump répète à l’envi qu’il s’agit du pire accord jamais négocié et jure qu’il le supprimera une fois élu. Installés à la Maison Blanche, ses conseillers, plus avisés, officiels ou officieux, concluent à raison qu’un renoncement unilatéral transformerait un geste prétendument hostile à l’Iran en cadeau inespéré à la République islamique, isolant Washington plutôt que Téhéran et permettant à cette dernière de se présenter en victime innocente. Une alternative s’esquisse : jurer la main sur le cœur qu’il ne s’agit pas d’oblitérer l’accord avec l’Iran (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA), mais au -contraire de chercher à l’améliorer en réparant ses failles et de mettre la pression sur l’Iran pour qu’il obtempère. Au menu de ces déficiences présumées : les violations iraniennes à répétition ; le délai d’expiration trop court de certaines contraintes imposées au programme nucléaire iranien; le fait que Téhéran puisse s’opposer à l’inspection de ses sites militaires; l’absence de toute restriction sur les essais de missiles ou de tout changement apporté à la politique étrangère iranienne.
Passons rapidement sur certaines de ces énormités et autres contre-vérités, martelées par des officiels américains – Nikki Haley, ambassadrice à l’ONU en tête. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), chargée de vérifier le respect par l’Iran de l’accord, a conclu de façon répétée que Téhéran s’y pliait – jugement repris par tous les pays cosignataires de l’accord, y compris paradoxalement par le département d’Etat américain. Lorsque sous l’administration Obama, les Etats-Unis ont signalé des manquements à l’Iran, Téhéran a rapidement remédié à la situation, preuve du bon fonctionnement du système. Certes, certaines restrictions -expireront à un moment ou à un autre, mais l’idée que l’Iran aurait accepté des restrictions draconiennes illimitées dans le temps relève du fantasme. L’AIEA a le droit d’inspecter tout site iranien, civil ou militaire, dès lors qu’elle est en mesure de justifier sa demande. En cas de désaccord, c’est au groupe de cosignataires – composé en majorité de pays occidentaux – d’en décider. Oui, les activités non-nucléaires iraniennes posent problème, mais si on avait -essayé de résoudre ces questions, on -serait toujours au beau milieu des -négociations – et le défi nucléaire se -poserait encore, dans toute son -urgence, et avec tous ses dangers.
Ficelle usée
L’accord est imparfait ? La surprise eût été qu’il en fût autrement : c’était d’une négociation qu’il s’agissait, non d’une capitulation. Mais après avoir passé des mois à revoir chaque détail avec nos collègues européens, russes et chinois, et souvent surtout avec nos très pointilleux collègues français, nous sommes parvenus à un résultat atteignant tous nos objectifs fondamentaux : fermeture de toutes les voies permettant à l’Iran de développer une arme nucléaire ; système de contrôle et de -vérification sans précédent ; et possibilité immédiate de rétablir toutes les sanctions économiques en cas d’infraction.

Robert Malley, l’un des principaux artisans de l’accord sur le nucléaire iranien, avec Barack Obama et John Kerry.
Laissons de côté le camouflage pour en venir donc à la véritable intention : cet automne, l’administration dévoilera sa stratégie anti-iranienne, promise il y a quelques mois. Elle mettra sans doute en cause l’accord, jugeant ses provisions et l’adhésion iranienne insuffisantes. Elle menacera de le quitter si ces nombreuses défaillances ne sont pas résolues. Elle imposera de nouvelles sanctions et exigera de ses partenaires qu’ils se joignent à ses efforts de » renégocier « , » corriger » ou » renforcer » l’accord du 14 juillet, étant entendu que si – comme c’est prévisible – Téhéran s’y refuse, il en subira les conséquences. En d’autres termes, on ne renie pas l’accord, mais si l’Iran n’accepte pas de le modifier, il n’en retirera plus les avantages économiques. Aux dirigeants iraniens, le message sera clair : respectez vos engagements, même si les Etats-Unis ne respectent pas les leurs, ou rompez l’accord, à vous de décider. Et aux dirigeants européens : aidez-nous à perfectionner le texte, sinon Trump risque de le rendre caduc.
Pronostiquer ce déroulement n’est guère faire preuve de grand discernement. Le président et ceux qui le conseillent de près ou de loin ont exposé cette feuille de route au grand jour. Grosse, la ficelle est aussi visible aux yeux de tous. La ficelle est également usée. Car, bien davantage que de la politique-fiction, le scénario s’apparente à un piètre remake. Il y a maintenant tout juste quinze ans, une autre administration américaine arrivait aux commandes avec un pays du Moyen-Orient (l’Irak, en l’occurrence) en ligne de mire, et proférait des accusations sans preuves sur la base d’informations confectionnées de toutes pièces. L’avantage que possèdent aujourd’hui les alliés des Etats-Unis – dont ils ne jouissaient pas hier – est non seulement qu’ils ont déjà vu se dérouler le film irakien, mais aussi qu’ils peuvent voir en direct comment se déroulera le film iranien si l’accord du 14 juillet se meurt. Il suffit pour cela de regarder du côté de Pyongyang où, en l’absence de contraintes ou de système de vérification, le régime nord-coréen avance à grands pas vers un arsenal nucléaire qui pose un défi de plus en plus ingérable.
Scepticisme de rigueur
Mettre fin à l’accord nucléaire avec l’Iran – sous prétexte de violations -inventées ou de renégociations illusoires – aurait en effet des conséquences désastreuses : possible sprint nucléaire iranien ; -potentiel affrontement militaire avec les Etats-Unis ou Israël ; a-ggravation des tensions géopolitiques et sectaires -régionales ; renforcement de l’aile dure du régime à Téhéran ; érosion du système global de non-prolifération ; et, pour en revenir à la Corée du Nord, fermeture de toute perspective de résolution diplomatique, Pyongyang n’ayant plus aucune raison de faire confiance à la parole américaine – pas plus qu’aux arguments de ses alliés chinois pour lui faire changer d’avis.
Alors pour l’Europe, et en particulier pour la France, que faire, et que répondre à l’invitation américaine de revoir l’accord nucléaire ? Rien de mal à -essayer de l’améliorer, dira-t-on. Soit, mais à condition d’être clair : ne pas prendre l’accord en otage et donc ne pas en exiger la renégociation. Le scepticisme est de rigueur, mais si les -signataires de l’accord (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Allemagne et Union européenne) sont prêts à mettre sur la table de nouvelles concessions, et si en retour l’Iran est disposé à prolonger la durée des restrictions nucléaires ou à discuter de ses essais de missiles, pourquoi pas, en effet. Mais l’essentiel est que Trump comprenne aussi clairement que possible que ses partenaires ne transigeront pas sur le respect de l’accord, qu’ils continueront à en appliquer les termes si l’Iran fait de même, y compris en l’absence de toute » amélioration « , et que l’administration américaine se trouverait bien seule si elle prenait un autre chemin.
Même dans ces circonstances, certains conseillers de Trump lui assureront qu’en réalité l’Europe partage ses réticences vis-à-vis de l’accord et donc qu’ils seront in fine prêts à réclamer à l’Iran, sous peine de sanctions, de nouvelles concessions. D’autres, que les Etats-Unis pourront faire fléchir l’Europe, ou en tout cas ses compagnies privées, en leur donnant le choix entre d’une part l’accès à l’immense marché américain et, de l’autre, le commerce avec le modeste marché iranien. Bien -malin celui qui prédira ce que fera ce président imprévisible face à une telle résistance européenne. Ce qui est clair, par contre, c’est qu’en l’absence de celle-ci, l’accord du 14 juillet sera lourdement menacé, son avenir compromis. A l’Europe, à la France, de jouer.
Robert Malley
© Le Monde