Boumediene montrait qu’un pays du Sud relevait la tête et décidait contre l’ordre impérial, de reprendre en main son destin.
Rituellement, à la fin du mois de décembre, des Algériennes et des Algériens se souviennent qu’ils ont un hommage à rendre à un Algérien qui a marqué son époque. Beaucoup d’écrits ont été publiés sur ce personnage qui ne laisse indifférent ni ses laudateurs ni ses détracteurs qui lui reprochent d’avoir réduit les libertés à leur plus simple expression, d’avoir soudoyé ou éliminé ses adversaires pour garder le pouvoir. Mais peut-on honnêtement ne parler que de cela et faire l’impasse sur les espérances qu’il avait suscitées en construisant l’État ? Appartenant à une génération qui a vu le démarrage de l’industrialisation à marche forcée du pays, je veux ici porter témoignage de l’autre face du président Boumediene qui, quoi qu’on en pense, avait donné à chaque Algérienne et chaque Algérien la fierté de cette identité. Dans plusieurs de mes écrits j’ai parlé de la nationalisation des hydrocarbures qui fut réellement un marqueur de recouvrement de souveraineté. Quand Boumediene annonça lors d’un meeting : du 24 février 1971 « Kararna ta’emime el mahroukate » à la face du monde, par cet acte qui rappelle à bien des égards, l’appel de Nasser quand il déclara la nationalisation du Canal de Suez rapportée par Hassanen Heykal, l’ancien directeur d’Al Ahram (1), Boumediene montrait qu’un pays du Sud relevait la tête et décidait contre l’ordre impérial, de reprendre en main son destin. J’étais alors élève officier de réserve à l’académie de Cherchell, et moins de quinze jours après le meeting tout ce que comptait l’Algérie comme potentialité dans cette promotion du Service national s’élançait à la conquête du développement. Qui ne se souvient pas avec émotion des chantiers du Barrage vert, de la construction des 1 000 villages pour reconstruire une petite partie des 10 000 villages détruits pendant la guerre de Libération, de la Transsaharienne, de la formation et de l’éducation et enfin, du développement des hydrocarbures, prenant sans complexe mais avec beaucoup de foi, de détermination et de feu sacré la suite des compagnies pétrolières qui, en partant, ont voulu asphyxier économiquement l’Algérie. Certes, tout ne fut pas rose et beaucoup d’erreurs ont été faites. Les points faibles sont nombreux : l’instauration du parti unique, la négligence de l’agriculture, l’abus avec les actions sociales qui tuent la production, la créativité, avec un monopole de l’État et la disparition totale du secteur privé, l’arabisation de l’État et l’adoption des idées nationalistes de Nasser, et l’ignorance d’une culture, tradition de son propre État, un État arabo-berbère. (2)
Le système éducatif : une massification inévitable
Dans l’une de mes contributions que j’avais intitulée « Si Boumediene revenait parmi nous », je l’avais fait réagir post mortem et lui avais demandé son avis sur l’errance actuelle. Soyons objectifs, Boumediene avait institué le Service national, creuset du brassage de l’identité unique en son genre et qui permettait d’atténuer ce déséquilibre régional dont il tenait tant à alléger les disparités criantes : « Nous devons créer, dit-il, un État qui ne disparaîtra pas avec le départ des hommes qui le gouvernent. » Les cigares cubains et le burnous en poils de chameau, c’est le seul luxe qu’il se soit permis. Il était animé par une profonde conviction, l’argent de l’État appartenait à la nation et ne devait pas être dilapidé… A sa mort, ses détracteurs ont découvert, avec étonnement, qu’il ne détenait aucun patrimoine immobilier, aucune fortune personnelle et que son compte courant postal était approvisionné à hauteur, seulement de 6 000 dinars… (3)
Dans son plaidoyer post mortem, Boumediene déclare : « L’anomie actuelle du pays dans un environnement de plus en plus chaotique est marquée par l’errance des pays arabes : « L’Algérie est en ruine morale et est encore plus divisée que jamais. Le plus grave est qu’elle a perdu son âme, en perdant son identité. Mettez-vous dans la peau du nationaliste que j’étais et jugez-en plutôt : l’Algérie était à la fois menacée de l’intérieur par la division clanique et de l’extérieur par des pays, notamment par les appétits de nos voisins qui n’ont jamais accepté que l’Algérie soit aussi grande. (…) Pour faire court, j’avais le choix entre continuer à être « une colonie à distance de la France » sous une autre forme et être inféodée à l’Égypte, soit repartir à zéro et reconstruire les relations, d’abord en mettant de l’ordre à l’intérieur, et il faut bien savoir que l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. J’ai opté pour le développement à marche forcée, j’avais pour cela une équipe qui y croyait autant que moi. » (3)
«(…) Laissez-moi, continue Boumediene, vous rappeler et rappeler aux jeunes ce qu’était le pays, ce qu’était l’Algérie en 1965. Après la période euphorique de l’Indépendance, où le pouvoir se croyait tout permis en usant et en abusant de la démagogie, le pays était plus exsangue que jamais. Que faire ? Pas d’argent ! Pas de cadres ! Pas de système éducatif ! Un pays profondément meurtri et déstructuré ! Un environnement international sans pitié. Il est vrai que l’aura de la Révolution faisait que l’Algérie avait suscité un respect et une admiration réels. Je vous rappelle que l’embryon d’industrie algérienne était tourné, avant l’Indépendance, vers la Métropole, l’Algérie c’était surtout le vin et dans les dernières années de la colonisation, le pétrole. La révolution industrielle, ce que l’on appelait les « industries industrialisantes », a permis la création de dizaines d’entreprises nationales, de dizaines de milliers d’emplois. On me dit qu’elles ont disparu ! Disparue la Sonitex avec le plus grand complexe d’Afrique qu’était Draâ Ben Khedda, disparue la Snvi qui fabriquait les cars-camions, disparue la Sonacome ! Vendu El Hadjar ! » (3)
«Dans quel monde vivons-nous où nous sacrifions nos défenses immunitaires pour l’inconnu et le bazar où l’affairisme le dispute au népotisme ! Nous ne savons plus rien faire par nous-mêmes. Nous payons avec les dernières gouttes de pétrole. Nous avons, en fait, basculé vers la métropole moyen-orientale dans ce qu’elle a de moins glorieux, le farniente, la fatalité et, en définitive, l’installation dans les temps morts par rapport aux changements spectaculaires que je constate dans les pays développés. Il faut savoir que de 1965 à 1978, l’Algérie a eu en tout et pour tout près de 22 milliards de dollars de rente pétrolière et nous étions dépendants du pétrole pour une très faible part. Le tissu pétrochimique actuel date de cette époque ! Nous sommes bien contents d’avoir une capacité de raffinage de 22 millions de tonnes, la première d’Afrique ! Nous sommes bien contents d’avoir encore quelques complexes pétrochimiques miraculeusement épargnés malgré la furie du mimétisme de la mondialisation. Quand on voit ce qui a été fait du pays après mon départ, ne valait-il pas mieux continuer le développement à marche forcée plutôt que de manger la rente, d’abord avec le PAP (Programme anti-pénurie) où on donnait l’illusion que l’Algérie était définitivement sortie de l’ornière du sous-développement. A mon tour de m’interroger : qu’avons-nous fait depuis ? (3)
Que reste-t-il de tout cela 34 ans après la mort de Boumediene. Nous allons revenir dans cette contribution sur deux faits : le sort du système éducatif, l’image de l’Algérie à l’extérieur.
Pour Boumediene, il fallait que l’Algérie à l’Indépendance retrouve son identité, il ne pouvait pas endiguer un torrent qui a accumulé 132 ans de déni identitaire, il fallait « accompagner » le fleuve et, graduellement, le canaliser. Il est vrai que les frères arabes ne nous ont pas envoyé des enseignants de qualité. 26 nations « formataient » l’imaginaire de nos enfants avec tous les dégâts collatéraux que nous subissons. La massification de l’enseignement était une étape incontournable. Il est vrai que certains ministres n’ont pas su résister à la thèse de l’arabisation bâclée qui a démonétisé la langue. Mostefa Lacheraf fut appelé pour redresser les dérives ainsi que Abdelatif Rahal pour remettre en place une université après le départ de Mohamed Sadek Benyahia qui avait fait démarrer l’Université « algérienne » dans ce désarrimage de l’université à la française, notamment en mettant en place un système d’évaluation à l’américaine.
Boumediene et son équipe, écrit Paul Balta, avaient, bon an mal an, consacré 30 % du budget de l’État à l’Éducation nationale et effectué une scolarisation intensive. Celle-ci avait eu un effet immédiat qui avait impressionné tout le monde : le nombre des écoliers algériens – un million à l’époque – était dix fois plus important que dans l’Algérie française. En revanche, les conséquences de l’arabisation ont été plus longues à être perçues. Boumediène voulait faire de l’arabe « la langue du fer et de l’acier » et Mostefa Lacheraf, ministre de l’Éducation entendait rénover et moderniser la pédagogie. Toutefois, la grande majorité des enseignants venait du Proche-Orient ; ils étaient généralement monolingues et peu cultivés. La plupart des Egyptiens et beaucoup de Syriens étaient aussi des Frères musulmans. J’en avais fait part au chef de l’État en lui demandant s’il n’éprouvait pas des craintes pour l’avenir face à cette idéologie opposée à celle véhiculée par le discours officiel et, à partir de 1976, par la Charte nationale. Il avait marqué quelque agacement et clôt le sujet par un « je sais mais je n’avais pas le choix : il fallait arabiser ». (5)
L’aura de l’Algérie à l’extérieur
Justement, Mostefa Lacheraf avec son honnêteté intellectuelle proverbiale ne pouvait pas souffrir de la médiocrité ambiante et de la tendance dangereuse vers un baâthisme dévastateur de l’identité algérienne. Il écrit : « (…) Il est alors aisé de reconnaître à travers ce portrait esquissé en 1977, notre Baath spécifique, et post- révolutionnaire, puisque pour son malheur officiel de l’époque, l’a, sans s’apercevoir, « adopté » juste à la fin de la guerre de Libération à partir de 1962, dans une foire d’empoignade, combien funeste à notre avenir, quand par l’effet d’une méprise grossière due à leur ignorance, certains dirigeants et revanchards « embusqués » revenant de leur planque moyen-orientale ne surent pas distinguer entre une arabité linguistique et culturelle et un arabisme idéologique de frénésie et de réaction baâthiste qui prétendait nous couper de notre lointain passé nord-africain et des acquis anciens et nouveaux de l’identité algérienne arabo-berbère et de sa nation pour nous doter d’une mère patrie supranationale, tout comme avait tenté de le faire la colonisation française. » (4)
Ce qui m’a fait reprendre justement la plume pour reparler du défunt président est un reportage de l’Unique où l’on voit, chose très rare, toutes les délégations de l’Assemblée des Nations unies se lever comme un seul homme pour applaudir l’entrée du président Boumediene accompagné par Kurt Waldheim le secrétaire général des Nations unies. Ces mêmes délégations lui firent une standing ovation à la fin de son discours sur le Nouvel ordre économie international qu’il appelait de ses vœux. De plus, il avait une haute idée du Monde arabe et était fidèle à la cause palestinienne. « Nahnou ma’a falastine dhalimaaoue madhelouma. » Les positions de l’Algérie à l’extérieur étaient en général bien accueillies. Nous avions l’aura de la Révolution qui rayonnait encore de mille feux. Faut-il le rappeler que c’est à Alger, dans son fameux discours que Che Guevara décida de quitter Cuba pour porter la Révolution en Amérique latine. L’Algérie de l’époque était, selon une expression, La Mecque des intellectuels qui avaient trouvé dans l’Algérie d’alors protection comme Niemeyer, Suarez et tous les mouvements de résistance africains dans leur lutte contre l’apartheid comme Mandela- qui s’entraînait à Zeralda- ou pour l’indépendance. Comme Samora Matchell, Amilcar Cabral, les Blacks Panthers et tant d’autres.
Le nouvel ordre économique plus juste auquel il avait appelé à la tribune de l’Onu est toujours d’actualité. Il avait mis en garde, en vain, le « Nord » contre ce déséquilibre qui, s’il n’était pas résorbé, devait amener des cohortes de gens du Sud vers le Nord. Nous y sommes avec malheureusement aussi nos jeunes qui, par désespoir, tentent l’aventure et périssent en mer. Près de quarante ans après, la vision des relations internationales est d’une brûlante actualité. Boumediene s’était battu en vain pour un nouvel ordre économique international. Peine perdue, malgré son déclin, l’Occident est plus arrogant que jamais. Un monde plus juste est pour le moment encore une utopie.
Ce que voulait faire Boumediene à partir de 1979
Paul Balta, qui fut l’un de ses journalistes qui l’a le plus approché, écrit : « J’ai fait la connaissance du président Boumediene à la veille du IVe « sommet » des non-alignés à l’occasion d’une interview (Le Monde du 5 septembre 1973). La presse française le présentait généralement comme un « moine soldat », austère et rugueux. Boumediene préparait l’ouverture vers le multipartisme. Boumediene projetait justement des réformes qu´il n´eut pas le temps de réaliser. Paul Balta écrit : « J´avais rencontré Boumediene, fin août 1978, pour lui faire mes adieux. Il avait exprimé sa déception et vivement insisté pour que je reste : « Vous avez vécu la mise en place des institutions, il faut aller jusqu´au bout. Il va y avoir des changements importants. J´envisage pour la fin de l´année ou le début de 1979, un grand congrès du parti. Nous devons dresser le bilan, passer en revue ce qui est positif, mais surtout examiner les causes de nos échecs, rectifier nos erreurs et définir les nouvelles options. Témoin de notre expérience, vous êtes le mieux placé pour juger ces évolutions. « Intrigué, je lui avais posé quelques questions : « Envisagez-vous d´ouvrir la porte au multipartisme ? D´accorder plus de place au secteur privé ? De libéraliser la presse ? De faciliter l´organisation du mouvement associatif ? » Il avait esquissé un sourire qui allait dans le sens d´une approbation : « Vous êtes le premier à qui j´en parle, je ne peux être plus explicite pour le moment, mais faites-moi confiance, vous ne serez pas déçu ». » (5)
Que reste-t-il de tout cela ? L’Algérie peine à se redéployer. Plus largement, les Algériens sont tenus en apnée, ils pensent à survivre, ils ne pensent qu’à courir à la consommation bercés par un farniente trompeur dû à l’anesthésie de la rente contrairement à ce que faisait Boumediene. L’Algérie est en ruine morale et est encore plus divisée que jamais. Le plus grave est qu’elle a perdu son âme, cette âme de battante. Il nous faut un miracle. Amen.
(1) Mohamed Hassanen Heykal : Les documents du Caire. Éditions J’ai Lu. (1972).
(2) C.E. Chitour
https://www.alterinfo.net/HOUARI-BOUMEDIENE-Un-Homme-d-Etat-du-temps-present_a68656.html
(3) C.E.Chitour https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/dialogue-imaginaire-si-boumediene-49332
(4) Mostefa Lacheraf : Des noms et des lieux. p.87. Editions Casbah. 1998.
(5) Paul Balta https://www.confluences-mediterranee.com/IMG/pdf/04-0096-9411-014.pdf
Source : L’Expression