En définitive, et toujours en parcourant sa trajectoire de résistance, on peut certainement rendre hommage à Nelson Mandela en continuant à œuvrer contre les apartheids actuels et en devenir : au Proche-Orient bien sûr, mais aussi ailleurs, jusqu’au sein même de nos sociétés développés, démocratiques et numérisées.
Nelson Mandela est certainement un « héros » dans le sens où l’entend Hegel : « ce sont maintenant les grands hommes historiques qui saisissent cet universel supérieur et font de lui leur but ; ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept supérieur de l’Esprit. C’est pourquoi on doit les nommer des héros ». Alexandre, César et Napoléon représentent pour Hegel l’archétype de ces « héros » que sont les vrais acteurs du processus historique qu’il nomme « Esprit », considéré comme la réalisation contradictoire de l’objectivité universelle, de la raison dans et par l’histoire.
Il ajoute 1 : « leur affaire est de connaître le nouvel universel, le stade nécessaire et supérieur où est parvenu leur monde ; ils en font leur but et lui consacrent leur énergie. L’universel qu’ils ont accompli, ils l’ont puisé en eux-mêmes ; mais ils ne l’ont pas inventé ; il existait de toute éternité, mais il a été réalisé par eux et il est honoré en eux. Parce qu’ils ont puisé en eux-mêmes, en une source qui n’a pas encore surgi à la surface, ils ont l’air de s’appuyer uniquement sur leurs propres forces ; et la nouvelle situation du monde qu’ils créent et les actes qu’ils accomplissent sont en apparence un simple produit de leurs intérêts et de leur œuvre. Mais le Droit est de leur côté parce qu’ils sont lucides : ils savent qu’elle est la vérité de leur monde et de leur temps ; ils connaissent le Concept, c’est à dire l’universel qui est en train de se produire et qui s’imposera à la prochaine étape. Les autres se rassemblent, comme nous l’avons dit, autour de leur bannière parce qu’ils expriment les tendances les plus profondes de l’époque. Les grands hommes de l’histoire doivent être compris en fonction de leur situation. Ce qu’il y a de plus admirable en eux, c’est qu’ils sont devenus les organes de l’esprit substantiel : c’est en cela que réside le véritable rapport de l’individu à la substance universelle. Elle est la source de tout, l’unique but, la seule puissance ; elle est ce que ces grands hommes ont uniquement voulu : en eux elle a cherché la satisfaction et elle a trouvé l’accomplissement ».
Cette longue citation, qui devrait nous inciter à relire La Phénoménologie de l’Esprit, nous engage à toujours reconsidérer l’histoire passée et plus immédiate, dans les difficultés de son émergence et de son affirmation, mais aussi en projection, à travers les perspectives ouvertes et les questions anciennes toujours reformulées. Autrement dit, laisse entendre Hegel, le grand homme et tous les hommages qu’on peut lui rendre engagent aussi à l’introspection critique, sinon à l’expression d’une ambition susceptible d’ouvrir « la prochaine étape ».
Depuis quelques jours, le déferlement continu d’hommages à Mandela tourne en rond sur le mode « l’apartheid, plus jamais ça ! ». Et l’on voit des multitudes de nains tenter laborieusement d’escalader les épaules du géant. Certes, Mandela, comme Spartacus ou Jean Moulin restent immortels par leur esprit de résistance qui arrive à transformer une histoire qui ne finit jamais, inventant toujours de nouvelles figures d’oppression, d’aliénation et de destruction. Toujours « la prochaine étape »… On pourrait parler longtemps de ce qu’est devenu l’ANC, des apartheids économiques tout aussi violents et pernicieux que leur modèle archaïque disparu, des dysfonctionnements actuels d’une Afrique du sud qui n’est pas toujours très « arc-en-ciel », à défaut d’être l’une des sociétés les plus violentes et inégalitaires du monde…
En ce jour d’hommage planétaire au grand homme qu’est Nelson Mandela, au sens hégélien du terme, le modeste hommage d’espritcors@ire appelle à une participation critique et citoyenne à la préparation de la « prochaine étape ». Pour ce faire, je me permets de citer un ami de notre équipage éditorial, Hervé Juvin. Dans son dernier ouvrage 2 , il écrit : « la condamnation indignée et la réprobation universelle permettent de ne pas voir qu’il est d’autres formes d’apartheid, de séparations, qui assurent la même fonction vitale : garantir que eux qui n’ont pas à se rencontrer ne se rencontrent pas. L’apartheid des townships ? La démocratie sans terre, pour faire cohabiter ceux qui ne partagent plus rien au sein de la même communauté, la ville, le quartier, la tour, a trouvé mieux. L’apartheid moderne est invisible s’il est coûteux, il est insensible s’il est efficace, il ne dit jamais son nom et d’autant moins qu’il est partout. L’argent instaure un apartheid convenable, autorisé et indispensable à la pacification. Bien-sûr les voyageurs en première classe ont leur passage réservé à la douane, leur salle d’attente, et même des limousines pour les conduire à leur avion. Bien-sûr, les badges assurent que ceux qui n’ont rien à faire à l’étage de la direction ne s’y trouvent jamais. Bien-sûr, l’entrée des stades est réservée aux porteurs de licence sportive. Un nouveau partage de l’espace public et des domaines privés s’y joue. Il prétend éviter les conflits, prévenir tout dérapage et tenir à l’écart ceux qui n’ont rien à se dire ni à faire ensemble ».
En définitive, et toujours en parcourant sa trajectoire de résistance, on peut certainement rendre hommage à Nelson Mandela en continuant à œuvrer contre les apartheids actuels et en devenir : au Proche-Orient bien sûr, mais aussi ailleurs, jusqu’au sein même de nos sociétés développés, démocratiques et numérisées. Hegel conclut son développement sur les grands hommes ainsi : « Antigone dit chez Sophocle : les lois divines ne sont ni d’hier ni d’aujourd’hui ; elles n’auront pas de fin et nul ne saurait dire d’où elles vinrent. Les lois de l’ordre éthique ne sont pas le fait du hasard, mais la Raison même ».
1 G. W. F. Hegel : La raison dans l’Histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Traduit par Kostas Papaioannou. Editions 10/18, 1965.
2 Hervé Juvin : La Grande séparation – Pour une écologie des civilisations. Editions Gallimard, septembre 2013.
Par Richard Labévière
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