Avant de commencer, on peut signaler que la hausse dramatique des prix du gaz dans l’UE, selon CNN en novembre dernier, est due au retard de la certification du pipeline Nord Stream 2 dont il sera question ci-dessous. Je n’ai pas le souvenir que cela nous ait été expliqué de façon aussi claire dans nos médias mainstream, et vous ?
Par Pepe Escobar
Un « blitz d’agressions russes au cours des prochains mois d’hiver » est pratiquement inévitable. Regardez-le sur vos écrans pendant que vous vous gelez en toute bonne conscience.
Tout comme avec l’OTAN « en état de mort cérébrale » (copyright Emmanuel Macron), personne n’a jamais perdu quoi que ce soit à parier sur l’incompétence, l’étroitesse d’esprit et la lâcheté des « leaders » politiques des pays de l’UE atlantiste.
Il y a deux raisons principales à la dernière démarche juridique allemande de suspension de la certification du gazoduc Nord Stream 2.
1- Des représailles, directement contre la Biélorussie et la Russie, « coupables » du drame honteux des réfugiés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
2- De la politique politicienne de la part des Verts allemands.
Un haut responsable européen de l’énergie m’a dit : « C’est un jeu où l’Allemagne n’a pas la main gagnante. Gazprom est très professionnel. Mais imaginez que Gazprom décide de ralentir délibérément ses livraisons de gaz naturel. Le prix pourrait être décuplé, ce qui provoquerait l’effondrement de l’UE. La Russie a la Chine. Mais l’Allemagne n’a pas de plan B viable. »
Le plan B russe correspond à une proposition qui se trouve depuis deux ans sur un bureau important de Moscou, comme je l’ai signalé à l’époque : une offre de 700 milliards de dollars faite par une société énergétique occidentale réputée pour que la Russie détourne ses exportations de pétrole et de gaz vers la Chine et d’autres clients asiatiques, loin de l’UE.
Cette proposition était en fait la principale raison pour laquelle Berlin s’est résolument opposé à la volonté des États-Unis de stopper le Nord Stream 2. Pourtant, la torture ne s’arrête jamais. La Russie doit maintenant faire face à un obstacle supplémentaire : une taxe carbone sur les exportations vers l’UE, notamment d’acier, de ciment et d’électricité. Cette taxe pourrait bien être étendue au pétrole et au gaz naturel.
Tout être doté d’un cerveau dans l’UE sait que le Nord Stream 2 est la façon la plus facile de faire baisser les prix du gaz naturel en Europe, et non le pari néolibéral aveugle de l’UE d’acheter à court terme sur le marché spot.
« Ils vont geler »
Il semble que la Bundesnetzagentur, le régulateur allemand de l’énergie, se soit réveillée d’un profond sommeil juste pour découvrir que la société Nord Stream 2 AG, basée en Suisse, ne remplissait pas les conditions pour être un « opérateur de transport indépendant » et ne pouvait être certifiée que si elle était « organisée sous une forme juridique de droit allemand. »
Le fait que ni les Allemands, ni la société suisse n’en aient eu connaissance au cours des longues et turbulentes étapes précédentes est très difficile à croire. Il semble donc que Nord Stream 2 AG doive créer une filiale de droit allemand uniquement pour la section allemande du gazoduc.
En l’état actuel des choses, la société n’est pas « en mesure » de commenter les détails et surtout « le calendrier du début de l’exploitation du gazoduc. »
Nord Stream 2 AG devra transférer du capital et du personnel à cette nouvelle filiale, qui devra ensuite présenter à nouveau une documentation complète pour la certification.
Traduction : le gaz du Nord Stream 2 sera absent pendant l’hiver prochain en Europe de l’Ouest et le gazoduc ne pourrait commencer à fonctionner, au mieux, qu’à la mi-2022.
Et cela est certainement lié à l’aspect politique, car les régulateurs allemands attendent de facto l’émergence de la nouvelle coalition allemande, y compris avec les Verts néolibéraux qui sont viscéralement anti-Nord Stream et anti-Russie.
Le responsable européen de l’énergie n’a pas mâché ses mots sur un scénario tout à fait possible : « Si l’Allemagne n’obtient pas son pétrole et son gaz naturel par voie terrestre maintenant, elle n’a pas de position de repli, car il n’y a pas suffisamment de capacité de GNL ou de pétrole pour approvisionner l’UE cet hiver. Ils vont geler. Une grande partie de leur économie sera obligée de s’arrêter. Le chômage va grimper en flèche. Il faudrait quatre ans pour construire une capacité de GNL pour le gaz naturel, mais qui la construira pour eux ? »
L’Allemagne n’a aucune marge de manœuvre pour dicter ses conditions à Gazprom et à la Russie. Le gaz que Gazprom ne vendra pas à l’Europe du Nord sera vendu à l’Europe de l’Est et du Sud via le Turk Stream, et surtout aux clients asiatiques, qui ne font pas de chantage et paient mieux que les Européens.
Ce qui est également clair, c’est que si, par une décision politique malavisées, le gaz du Nord Stream 2 est finalement bloqué, les amendes à percevoir par Gazprom auprès du consortium européen qui a supplié de faire construire le gazoduc pourraient dépasser 200 milliards d’euros. Le consortium est composé d’Engie, Shell, Uniper, Wintershall Dea et OMV. [*]
C’est dans ce contexte que l’offre sur la table à Moscou devient encore plus qu’un renversement potentiel de situation. Selon la recommandation audacieuse faite au Kremlin – avec un financement déjà en place – les ressources naturelles de la Russie, notamment le pétrole et le gaz naturel, devraient être redirigées vers la Chine, dans le cadre du partenariat stratégique Russie-Chine.
La proposition fait valoir que la Russie n’a pas besoin de commercer avec l’UE, car la Chine la devance largement dans la plupart des technologies avancées. Cela donne certainement à Moscou une longueur d’avance dans toute négociation avec le gouvernement allemand en formation. Lorsque j’en ai parlé au responsable européen de l’énergie, son commentaire laconique a été le suivant : « Je doute qu’ils aient envie de se suicider. »
Tout ça, c’est la faute à Poutine
Il serait excessif d’attendre des politiciens allemands et européens la clairvoyance du gouvernement serbe, qui envisage d’importer 3 milliards de mètres cubes de gaz naturel russe par an pendant 10 ans. Depuis des années, Gazprom a démontré la fiabilité et les aspects pratiques des contrats à long terme.
Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, commentant la crise des migrants à la frontière entre la Pologne et le Bélarus, a noté la façon dont « la Pologne se comporte de manière scandaleuse, tandis que les dirigeants à Bruxelles appliquent un deux poids, deux mesures si flagrant qu’ils comprennent forcément qu’ils sont en tort. »
Le cas du Nord Stream 2 ajoute des couches supplémentaires au malaise de l’UE, car il concerne le bien-être des populations qui vivent à l’intérieur de la forteresse Europe. Qu’ils gèlent, en effet – ou qu’ils paient des fortunes pour du gaz naturel qui devrait être aisément disponible à moindre coût.
Comme nous le savons tous, l’Allemagne, le Nord Stream 2, l’Ukraine, le Belarus, tout est lié. Et selon un dément ukrainien qui profite d’une plateforme atlantiste, tout est de la faute de Poutine, coupable de mener une guerre hybride contre l’UE.
Ce sera à la « détermination de la Pologne et de la Lituanie » de « contrer la menace du Kremlin ». Le cadre idéal dans ce cas devrait être le Triangle de Lublin – qui unit la Pologne et la Lituanie à l’Ukraine. Ce sont les linéaments du nouveau rideau de fer, érigé par les atlantistes, de la Baltique à la mer Noire, pour « isoler » la Russie. Comme on pouvait s’y attendre, les atlantistes allemands sont un élément fondamental du dispositif.
Bien entendu, pour réussir, ces acteurs devraient « également chercher à obtenir un plus grand engagement des États-Unis et du Royaume-Uni », chaque mouvement venant compléter « le rôle de l’OTAN en tant que garant ultime de la paix dans la région ».
Alors voici, mortels de l’UE : un « blitz d’agressions russes au cours des prochains mois d’hiver » est pratiquement inévitable. Regardez-le sur vos écrans pendant que vous gelez en toute bonne conscience.
Traduction et note de présentation Corinne Autey-Roussel
[*] Note de la traduction : est-ce que, si la certification est finalement refusée unilatéralement par l’Allemagne, le contribuable français sera mis à contribution pour payer la part de l’amende pharaonique qui reviendra à la compagnie française Engie ? Sinon, qui paiera la note ?
Par Pepe Escobar
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre Frozen Deutschland
https://www.entelekheia.fr/2021/12/13/guerre-du-gaz-lallemagne-congelee-et-le-reste-de-lue-avec/