Déclenchée le 26 septembre 2020, l’offensive turco azerbaïdjanaise épaulée par plusieurs milliers de djihadistes et le soutien logistique d’Israël et des Anglo Américains contre les Arméniens du Karabagh s’est soldée par un désastreuse défaite arménienne. Abandonnés de tous, les Arméniens ont été à nouveau sacrifiés sur l’autel de la realpolitik cent après le génocide, un nettoyage ethnique est à l’œuvre. L’écrivain arménien Vahram Martirossyan témoigne ici de sa guerre.
Par Vahram Martirossian
Il est difficile à un écrivain d’avouer qu’il a pu s’engager volontairement dans des opérations militaires. Parce que sur le champ de bataille, ce que fait un soldat, c’est tuer. Et pourtant, c’est ce que j’ai fait, il y a bien longtemps, pendant la première guerre d’Artsakh (1988-1994), quand en 1992, j’ai intégré un détachement se rendant sur le front. Pour l’Artsakh et l’Arménie, c’était une guerre de volontaires : l’Union soviétique s’était effondrée en 1991 et l’Arménie n’avait pas d’armée. Pour l’Azerbaïdjan, la guerre était conduite par des détachements spéciaux constitués par l’État.
Le frère du commandant de notre petit détachement, un entrepreneur post-soviétique débutant, nous avait confié du ravitaillement, des biscuits et du beurre, à remettre au chef du commandement local en Artsakh. On nous a envoyés sur le front de Martakert, où la partie arménienne avait perdu des territoires dont certains avaient été repris, mais les villages étaient vides, seules quelques personnes étaient revenues chez elles.
Le commandement militaire du front de Martakert n’a gardé qu’une partie des provisions que nous avions apportées, car il n’était pas sûr qu’on nous ravitaillerait. Et pendant plusieurs semaines, plusieurs fois par jour, nous nous étions nourris de biscuits et de beurre. Depuis 1988, l’Arménie était soumise à un blocus ferroviaire, d’abord de la part de l’Azerbaïdjan, puis de la Turquie, l’économie s’était effondrée en même temps que l’URSS, il n’y avait du courant que 2 heures par jour, et à Erevan, le pain était rationné.
Je vous assure que même si vous aimez les sucreries, vous seriez vite écœuré par ce régime biscuits-beurre, sans compter que nous, jeunes gens de l’ère post-soviétique, étions habitués au cocktail viande, fromage, cornichons-piment et vodka. En arménien, on dit « manger du pain » pour désigner aussi bien le petit déjeuner, le déjeuner, que le dîner. Même le 27 juillet, jour de mon anniversaire, nous n’avons pas réussi à nous procurer du pain, le vin qu’un vieux couple de paysans avait enterré était malheureusement aigre, et c’est avec des verres d’eau que nous avons trinqué. Mais sur le champ de bataille, plus que le pain, c’est l’arme qui compte… On m’a donné un trophée de guerre, une Kalachnikov avec deux chargeurs. 60 cartouches qui, en cas de combat violent, permettaient de tenir 10 à 15 minutes. Et puis une grenade permettant de se suicider en cas de blessure. Les atrocités commises par les Azéris sur les prisonniers arméniens faisaient incontestablement préférer le suicide. La grenade était produite par une usine arménienne de conserves reconvertie, et on nous avait avertis qu’il fallait éviter au maximum les secousses, car elle pouvait exploser spontanément. Eviter les secousses dans une région nommée le « Haut » -Karabagh !
Je n’ai pas eu la chance de participer à un combat rapproché, cela est le privilège des héros de cinéma. La guerre est cruelle, et de plus, elle n’assouvit même pas la soif d’aventure. Notre détachement a pris part à la libération de plusieurs villages, mais les soldats azerbaïdjanais les avaient quittés depuis longtemps.
Pourquoi suis-je allé au front ? En 1992, le discours pacifiste était assez courant en Arménie. Le parti au pouvoir, le Mouvement national arménien, ainsi que le président Lévon Ter-Petrossian considéraient que nous devions instaurer une coexistence pacifique avec nos voisins, même au prix de concessions, afin d’éviter l’ingérence d’une « troisième force », la Russie. Les Empires échappent au contrôle de leurs peuples vassaux, ils peuvent œuvrer pour leur bien… ou faire le contraire, comme l’Histoire l’a démontré.
J’étais chroniqueur dans un journal très connu. Dans mes articles, j’en appelais au combat, « à la guerre comme à la guerre »1, puisque nous n’étions pas encore certains que la deuxième force, l’Azerbaïdjan, soit comme nous pacifiste, et qu’il n’était pas exclu que la « troisième force », la Russie vienne nous sanctionner pour avoir voulu mettre fin au conflit tout seuls. Et quand on a commencé à me reprocher d’écrire mes articles depuis un fauteuil à Erevan alors que chaque jour des jeunes gens perdaient la vie en Artsakh, je suis allé partager leur sort.
J’ai rejoint la zone frontalière à l’automne 1993 comme journaliste de télévision, alors que le dirigeant de l’Azerbaïdjan, Heydar Aliev, père d’Ilham Aliev, avait lancé une attaque à grande échelle, et que la situation sur le front était désastreuse. Si l’offensive avait réussi, il ne serait resté aucun Arménien dans le Haut-Karabagh. La preuve en sont les trois jours de pogroms intervenus encore à l’époque du tout-puissant régime soviétique, dans la ville azerbaïdjanaise de Sumgait, du 25 au 28 février 1988, et aussi en janvier 1990 à Bakou.
Les forces arméniennes ont résisté à l’offensive entreprise par le père Aliev, après quoi elles
ont lancé une contre-offensive. La panique s’est emparée des régions azerbaïdjanaises limitrophes, et en mai 1994, à la signature de l’accord de cessez-le-feu, les forces arméniennes contrôlaient non seulement la Région Autonome du Haut-Karabagh de l’époque soviétique, mais également 7 régions adjacentes. Voici un bref historique des « territoires occupés » dont le fils Aliev évoque la restitution comme un devoir sacré. Rappelons que la famille dirige l’Azerbaïdjan depuis… 40 ans : De 1969 à 1982 et de 1993 à 2003 pour le père, et de 2003 à 2020 pour le fils.
Cette Seconde Guerre d’Artsakh, qui a débuté le 27 septembre 2020, n’a pas suscité de discours de paix en Arménie.
Mon âge ne me permettait pas de partir au front, et, après qu’Ilham Aliyev ait, de façon clairement mensongère, accusé les Arméniens d’être les agresseurs, je n’ai pas non plus lancé d’appels à la paix à Erevan, même si entre 1999 et 2019 j’avais participé à de nombreuses initiatives pour la paix soutenues par des organisations européennes ou américaines. Il est temps de rappeler que la population d’Artsakh est de… 150 000 habitants. L’Arménie compte, elle, 3 millions d’habitants. Voilà comment, dans cette ère de la désinformation, le dirigeant de l’Azerbaïdjan, pays de 10 millions d’habitants, avec le soutien d’une Turquie de 80 millions d’habitants fait circuler le mensonge.
Je suis écrivain, je n’évoquerai pas les subtilités du droit international. Est-ce l’intégrité territoriale qui prévaut, ou bien l’autodétermination des peuples ? Je poserai ici une question : l’Azerbaïdjan aurait-il pu réagir différemment à l’aspiration à l’indépendance de l’Artsakh ? Oui. Si, en 1988, il avait admis que les droits des Arméniens de l’Artsakh avaient été violés par les différents dirigeants soviétiques, et qu’il avait pris des mesures concrètes pour les restaurer. Mais ni les « pogroms » anti-Arméniens à Sumgaït (1988) et à Bakou (1990), ni le blocus total des communications (auquel s’est jointe la Turquie en bloquant l’Arménie), ni le bombardement par des « Grad » de la caserne des pompiers de Stepanakert ne pouvaient être des préludes à la résolution du conflit du Haut-Karabagh!
Le bouquet final fut la guerre relancée par l’Azerbaïdjan en 2020, et qui s’est soldée par une paix calamiteuse, des plus calamiteuses pour les Arméniens. Avec la participation des soldats turcs, avec l’aide de terroristes islamistes recrutés et conduits au front par la Turquie, le baron du pétrole azerbaïdjanais a conquis une partie des 7 districts, et nous lui avons cédé les autres, selon les termes de l’accord de cessez-le-feu proclamé le 9 novembre à Moscou. Les 7 districts disputés, que nous autres Arméniens appelons « la zone de sécurité » ont rempli leur fonction, l’ennemi s’est arrêté aux contreforts de l’Artsakh, occupant seulement une petite partie du territoire de la Région autonome du Haut-Karabagh de l’époque soviétique. La zone de contact sera contrôlée par des forces d’interposition russes, interdisant aux Azerbaïdjanais l’accès à la partie arménienne de l’Artsakh.
Cette situation est-elle le prélude à une troisième guerre, cela est difficile à savoir. Les gens de bonne volonté dans le monde doivent savoir que le conflit d’Artsakh est comparable non pas à ceux d’Abkhazie, de Transnistrie, d’Ossétie, ou du Donbass, où la Russie arrache des fragments d’anciennes républiques soviétiques semi-colonisées, mais plutôt à la question du Kosovo, et qu’il nécessite une solution similaire à cette dernière.
Vahram Martirossian, Écrivain, traducteur de poésie française et hongroise. Erevan le 18.10.2020
Traduction : Rosine Boyadjian et Vartouhie Cesari