Le système de traçabilité mis en place dans les pays des Grands Lacs pour garantir l’origine non conflictuelle des minerais est largement inefficace, estime un géologue belge qui préfère demeurer anonyme. Ce système avait adopté afin de satisfaire aux exigences de transparence du Dodd & Franck Act américain, qui interdit l’importation des « minerais du sang ». Or, l’idée qu’un embargo sur les minerais de la région coupera les vivres aux seigneurs de la guerre et contribuera au rétablissement de la paix est un « leurre », conclut notre interlocuteur.
Tout d’abord, observe le géologue, le commerce des minerais n’est pas la seule source de financement des groupes armés. Bien implantés sur le terrain, ils taxent également les produits vivriers, le café et le cannabis. D’autres sources évoquent les revenus que tireraient de la gestion de plusieurs hôtels à Goma les rebelles hutu des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR).
À supposer qu’on parvienne à priver ces groupes des revenus de l’exploitation ou du commerce des minerais, ils vont s’arranger pour récupérer le manque à gagner sur d’autres secteurs qu’ils contrôlent. Car ils sont très adaptables. Le trafic d’animaux sauvages ou celui du charbon de bois provenant de l’abattage des arbres, dans le parc des Virunga, sont d’autres activités lucratives. Moralité : on n’aura pas éradiqué le problème, d’autant que l’armée congolaise elle-même est impliquée. Le ministre des Mines, Martin Kabwelulu, l’a reconnu lors d’une réunion, déclarant : « Vous comprenez bien que quand les FARDC [Forces armées de la République démocratique du Congo, ndlr] sont dans une région où il y a des mines, il est normal qu’ils les exploitent », raconte le géologue.
Le système de traçabilité se heurte aussi à l’obstacle de son coût élevé. Emballer les minerais dans des sacs scellés et étiquetés pour en garantir l’origine revient à 400 dollars par tonne. Personne n’a envie de s’acquitter de ce surcoût. En outre, le défi est difficile. Il y a des milliers de petits gisements dans les deux Kivus et au Nord-Katanga, dans des terrains altérés et dans des lits de rivière. La situation est idéale pour de petits groupes mobiles qui vident une veine de quartz et migrent vers de site en site. Même si l’État congolais était organisé, le défi serait déjà considérable.
En outre, le commerce continue, car l’industrie mondiale a besoin du tantale – un métal notamment utilisé par l’industrie électronique dans la fabrication des téléphones portables – et de l’étain. Dans le cas du tantale, la région des Grands Lacs représente autour de 20 % de la production mondiale. Cela dit, le consensus fait défaut quant à l’origine du produit. Selon les statistiques de la Commission européenne, la région des Grands Lacs produit 18 % du total mondial, dont 9 % pour la RDC et 9 % pour le Rwanda. En revanche, l’United States Geological Survey (USGS) considère que cette production provient entièrement du Rwanda. Or, 85 % des affleurements où se trouvent ces minerais sont situés au Congo, tandis que le reste est réparti entre le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda, constate le géologue belge, qui estime que la manière de présenter les chiffres est « orientée politiquement ».
Un autre élément rend les minerais des Grands Lacs très attractifs : la main-d’œuvre n’y est pas rémunérée. « Où, ailleurs dans le monde, peut-on payer un minerai au prix du minerai sans payer le travail d’exploitation ? Il n’y a que là ! », s’exclame le géologue. Cela fait les affaires d’une « alliance objective » entre les acteurs congolais, burundais et rwandais de la filière du trafic, tous d’accord pour que celle-ci échappe au contrôle de l’État congolais. Au Burundi, le tantale est exploité à 500 mètres de la frontière avec le Rwanda, où il est payé 30 % plus cher. Du coup, bien sûr, toute la production passe au Rwanda.
Dans ce contexte, les groupes armés sont un « épiphénomène ». Ils prélèvent certes une contribution, mais le système n’a pas besoin des groupes armés pour fonctionner. Le problème, c’est que l’État congolais impose des taxes d’exportation des minerais très élevées qui encouragent la contrebande. L’ONG International Alert estime que la taxe d’exportation d’un conteneur de 25 tonnes de cassitérite produit en RDC est de 6 500 dollars. Cela représente, pour un exportateur congolais, le triple du coût du conteneur écoulé en fraude via le Rwanda ou l’Ouganda, taxes à l’exportation, coût du transport et des matabiches (bakchichs) pour les douaniers compris.
La parade pourrait être de créer une union fiscalo-douanière des pays Grands Lacs, avec un tarif extérieur commun et des clés de répartition des taxes entre États. Mais des intérêts particuliers s’y opposent. Au Burundi par exemple, ceux qui organisent la contrebande sont des proches du pouvoir. Le ministre des Mines du Congo a beau dénoncer une « hémorragie » des ressources au détriment de l’État, elle permet à des gens s’enrichir. Ceux qui ont le bras assez long pour empêcher l’administration du Congo, déjà faible, de fonctionner.
De surcroît, le consensus fait défaut entre les consommateurs. Il y en aura toujours un qui dira : « Faites ce que vous voulez, moi j’achète. » L’or des Grands Lacs, par exemple, est écoulé exclusivement vers les Émirats. Or, ceux-ci ne font pas partie de l’OCDE et ne sont donc pas assujettis à ses règles de transparence. Une partie de la contrebande d’or congolais passe par le Burundi (15 tonnes sur 40). Cela représente une valeur 660 millions d’euros, mais il est acheté à la moitié du cours mondial. Les trafiquants font donc un bénéfice qui peut atteindre 330 millions d’euros ! De quoi acheter beaucoup de complicités… La Commission européenne et les États-Unis voudraient imposer aux Chinois l’entrée dans le système de certification. Mais cette stratégie se heurte à un autre obstacle. Car certains pays servent de « blanchisserie », comme le Kazakhstan, plate-forme de transit du tantale, où le minerai des Grands Lacs est mélangé au tantale russe et repart ailleurs, sous une étiquette neutre…
Dans l’Union européenne (UE), il existe des divergences importantes entre les pays sur la pertinence de l’imposition d’un système analogue à celui en vigueur aux États-Unis. L’Allemagne, naguère premier raffineur mondial du tantale, est réticente.
La grande faiblesse de la loi américaine est aussi qu’elle est unilatérale et non négociée. Elle apparaît comme le réflexe d’un autre temps, une forme de paternalisme, juge le géologue belge. La RDC comme acteur politique n’est pas suffisamment impliquée. Aujourd’hui, ni l’Europe ni les États-Unis n’ont plus de grandes compagnies minières et, de ce fait, elles n’ont plus les leviers suffisants pour imposer leur volonté.
Enfin, on peut se demander si la loi américaine n’a pas été contre-productive. À l’OCDE, on s’est réjoui du fait que le volume des transactions légales ait fortement baissé – 90 % depuis son entrée en vigueur. Mais le problème est que le volume des transactions illégales a entre-temps augmenté de façon vertigineuse. Cette législation, en fait, a contribué au développement d’une économie souterraine. En outre, comme les Chinois continuent d’acheter les minerais non étiquetés à 30 % et à 50 %, et comme la part des Grands Lacs dans la production mondiale est suffisante pour que l’effet de ce dumping se fasse sentir, le résultat est qu’on a dû fermer des mines de tantale en Australie ! Ce n’était sans doute pas l’effet recherché par les ONG américaines comme Enough et consorts qui, naïvement, avaient cru pouvoir en finir avec la guerre par ce genre d’expédient. La récente mutinerie du M23 a également démontré qu’en termes d’efficacité contre les conflits, la loi américaine agissait comme un cataplasme sur une jambe de bois.