L’Histoire a de curieux détours. En février 2008, le milliardaire Badri Patarkatsichivili, opposant décidé de l’actuel président de la République, mourait opportunément, autorisant son rival à renouveler sans problème son mandat. Le 1er octobre 2012, un autre milliardaire, Bidzina Ivanishvili, lui aussi enrichi sur les débris de l’Union soviétique, prenait sa revanche. Sa coalition, le Rêve géorgien, emportait la majorité à la Chambre des députés. Devenu premier ministre, il réduit drastiquement les moyens d’action du chef de l’État (fonds spécial de la présidence ramené de 30 millions de dollars à 6 millions, restrictions sur sa résidence et ses avions, etc.). En asphyxiant Saakachvili, le nouveau premier ministre tente de le pousser à la démission. Dans la même foulée, il s’attaque aux féaux du président, dont certains ont été arrêtés et inculpés – tels le dernier ministre de l’Intérieur et l’ancien chef d’état-major –, tandis que d’autres ont vu leurs moyens d’action réduits – budget du maire de la capitale amputé par exemple.
Parallèlement, Ivanishvili affirme vouloir « normaliser les relations avec la Russie », interrompues à la suite de la guerre russo-géorgienne d’août 2008. À cette fin il crée le poste de représentant spécial des relations avec la Russie, chargé de rétablir les liens entre les deux pays. Un processus progressif vise à restaurer d’abord les échanges économiques, culturels et sécuritaires, en renonçant à la rhétorique militariste du précédent régime. En particulier, Ivanishvili affirme que la Géorgie ne boycottera pas les jeux Olympiques de Sotchi en 2014 et y participera. Simultanément, sous le slogan « Ne nous ôtez pas le droit à l’amitié avec le peuple russe ! », une campagne est lancée pour fermer le musée de l’Occupation soviétique, créé en 2006 par Saakachvili. Les objectifs de ces démarches sont de rouvrir le gigantesque marché russe aux produits géorgiens (vin, eau minérale, fruits et légumes), bloqué depuis 2006, et d’améliorer la situation du million de Géorgiens vivant et travaillant en Russie. Le tout donne corps à l’accusation de Saakachvili contre son rival : « Un agent caché du Kremlin. »
Pourtant, à peine élu, Ivanishvili programme son premier voyage officiel pour… les États-Unis, mais l’effectue finalement à Bruxelles. Déjà le 9 octobre 2012 Il déclarait : « Nous nous efforçons de progresser vers l’Europe, et la Géorgie sera assurément en mesure de devenir bientôt un membre de l’Otan », recevant les congratulations des États-Unis, de l’Europe et de l’Otan. En revanche, les Affaires étrangères russes se bornaient à lui souhaiter des relations « constructives et respectueuses avec ses voisins », tandis que Victor Ozerov, président de la commission de la Défense et de la Sécurité du Sénat russe, prédisait : « Bien que l’époque Saakachvili touche à sa fin, la victoire de l’opposition n’aura pas d’impact radical sur les relations avec la Russie. »
Ce pessimisme trouve sa racine dans les récents cahots des rapports russo-géorgiens. Au lendemain de l’éclatement de l’Union soviétique, la sécession des républiques jusqu’alors géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, grâce au soutien, discret mais décisif, de la Russie, avait déjà mis un obstacle sérieux à des échanges harmonieux entre les deux pays. Puis la guerre de 2008, motivée par le désir de la Géorgie de réintégrer ses dissidences, ajouté à la présence de réfugiés expulsés des régions rebelles et à la reconnaissance accordée à ces entités étatiques par Moscou au terme du conflit, ont crispé les Géorgiens dans un irrédentisme tenace. Il sera difficile à Ivanishvili de le surmonter. Cela d’autant plus que si la Russie a reconnu l’« indépendance » des deux républiques, c’est implicitement pour exprimer son rejet du statut d’État souverain attribué par l’Occident au Kosovo cette même année 2008.
En conséquence, la querelle russo-géorgienne dépasse le simple différend entre deux voisins, devenue l’enjeu de rivalités plus vastes. À cela s’ajoute pour le Kremlin une ligne rouge : pas d’Otan à nos frontières, bien que ce soit déjà le cas avec la Pologne et les pays baltes. On saisit alors le réalisme du vice-président de la commission des relations internationales de la Douma, Viatchelsav Nikonov : « Ne soyons pas simplistes : dans la vie réelle, il n’y a pas le choix : ou bien la Russie ou bien l’Occident, mais bel et bien : et la Russie et l’Occident. »
Dans ce contexte, il est difficile de déceler les véritables objectifs d’Ivanishvili. Serait-il le cheval de Troie occidental dans l’opposition géorgienne pour faire du Saakachvili sans Saakachvili ? Ou tente-t-il d’endormir le clan rival, avec lequel il faudra cohabiter un an jusqu’au terme de sa présidence ? Apparemment libéré de ses fils à la patte en Russie, puisqu’il y aurait liquidé ses biens, venu à la politique après avoir observé en retrait les convulsions de son pays, accédant au pouvoir derrière le flou de son parti, bâti sur la distribution d’argent plutôt que sur un programme de gouvernement, affirmant abandonner ses nouvelles responsabilités dans moins de deux ans, l’énigme est là.
À terme, Ivanishvili finira bien par duper soit les Occidentaux, soit les Russes, mais certainement pas les deux à la fois, comme le rêvait son prédécesseur Chevardnadze (dont certains collaborateurs entrent dans le nouveau gouvernement). En tout cas les premiers à être dupés seront probablement ses électeurs. Pour l’historien et politologue géorgien Alexandre Tchatchia : « Sous la direction de Chevardnadze et Saakachvili et de leurs conseillers américains, nous avons réalisé l’exploit de démolir notre pays en seulement quelques années, le ruiner, forcer à l’émigration un tiers de ses habitants, et livrer tous les autres à la misère et à la décadence morale. Si Bidzina Ivanishvili souhaite continuer à développer l’ultralibéralisme, guerroyer en Afghanistan, défier l’Iran, intégrer l’Otan, ne pas rétablir les relations diplomatiques avec la Russie… nous n’avons pas besoin d’un “Micha bis”. » (1)
(1) Surnom de Mikhaïl Saakachvili.