Témoignage de l’ancien Consul général de France à Alexandrie, qui a assisté à l’Institut du Monde Arabe en tant que modérateur d’une rencontre avec l’écrivain égyptien Alaa El Aswany, auteur notamment de l’ Immeuble Yacoubian, sur le fascisme des Frères musulmans à Paris venus en nombre empêcher le romancier de s’exprimer. Récit.
En commençant ce bref message j’ai envie de remercier les Frères musulmans de Paris et leurs amis très attentionnés de m’avoir montré ce que réellement ils sont. Conscient de tous les cheminements psychologiques qui pouvaient conduire des personnes malheureuses à trouver un refuge identitaire dans une religion qu’ils connaissent d’ailleurs fort mal, j’avais jusqu’ici fait preuve de beaucoup de compréhension à l’égard de ceux qui, incapables d’affronter le siècle dans lequel ils vivent, pensaient pouvoir trouver un refuge dans une histoire lointaine et imparfaitement connue et dans une religion dont ils ignorent les lumineuses transcendances pour se contenter de la surface rugueuse que leur en montrent leurs curés mal décrottés.
Depuis ce soir, mon indulgence a pris fin. Je sais où ils se trouvent et où je me trouve.
Alaa El Aswany, l’auteur de L’immeuble Yacoubian, de Chicago, de J’aurais aimé être Egyptien et de l’Automobile Club bientôt traduit en français avait accepté à ma demande, alors qu’il se trouvait à Paris, de venir parler de son oeuvre à l’Institut du monde arabe. Je comprenais, et il comprenait que, après l’éviction par le peuple égyptien du président Morsi, des questions allaient être posées par des personnes qui pensaient encore que, après son coup d’état constitutionnel du mois de Novembre 2012, ce président incarnait encore une certaine forme de légitimité. Alaa El Aswany était prêt à leur répondre et à expliquer à ce public français sa vision de ce qui se passait en Egypte.
À l’Institut du monde arabe, comme cela est d’usage commun, l’orateur s’exprime habituellement pendant quarante-cinq minutes après lesquelles quinze minutes sont laissées au débat. Il est, après tout, plus intéressant d’entendre parler un écrivain engagé depuis plus de dix ans dans les luttes de son pays, que des orateurs du quartier latin qui ont depuis bien longtemps traversé notre mer commune.
À peine la conférence engagée, des doigts commencèrent à se lever. Comme modérateur de cette rencontre, j’expliquai que les questions pourraient être posées plus tard mais que le moment n’était pas venu.
Un peu las d’entendre parler de littérature, des personnes qui n’en avaient peut-être pas l’habitude et qui, de toute façon, n’étaient pas venus pour cela, se sont mises à s’agiter. Le pauvre modérateur s’est soudain vu déborder et l’orateur privé de parole. De tous les recoins d’une salle préalablement occupée et soigneusement quadrillée, des nervis se sont levés reprenant des slogans qui, en d’autres temps, avaient été utilisés par de vrais révolutionnaires, et se sont dirigés, menaçants, vers la tribune. Un service de sécurité limité – car des actes de sauvagerie de ce genre sont encore rares – a permis de faire sortir sans dégâts corporels l’orateur et le modérateur qui ont attendu que se poursuive la furia ikhouania, cassant les vitres, jetant les sièges, giflant les femmes et les hommes qui émettaient des réserves face à ce déferlement de barbarie, et, accessoirement volant des téléphones portables.
Je me suis dit alors que le mot fascisme avait encore un sens.
Lorsque le président Marzouki était venu à l’Institut du monde arabe, il avait également été accueilli par des opposants. Les opposants tunisiens du président Marzouki étaient des laïques puisque c’étaient les islamistes qui sous son ombre étaient au pouvoir en Tunisie.
En dehors de l’intrusion violente, mais gracieuse, de deux femens, les opposants au président Marzouki ont respecté les règles habituelles de la civilité. Leurs questions ont été dures, exigeantes, mais sont restées des questions. Ils ont attendu, avant de prendre la parole qu’on la leur donne, et le président Marzouki a eu la possibilité de leur répondre. C’étaient des opposants déterminés, mais démocratiques.
Ce soir, à l’Institut du monde arabe, nous n’avions pas affaire à des démocrates, mais à une bande de voyous qui, comme dans les années vingt en Italie et dans les années trente en Allemagne, n’avaient que leur force physique comme argument.
Pourquoi tant de violence et tant d’acharnement ? Réduite en Egypte, déstabilisés en Tunisie, la Confrérie des frères musulmans sent le pouvoir qu’elle attend depuis quatre-vingts ans lui échapper des mains et son rêve millénariste s’effondrer. Il faut dire qu’avec un peu de cervelle et moins de sermons, ils auraient eu beaucoup de cartes entre les mains. Il ne reste plus que celle de la brutalité.
Mais, grâce à un tout petit émirat posé sur une très grosse poche de gaz, ils bénéficient d’un soutien médiatique très efficace.
À l’heure où la plupart des moyens d’information mondiaux doivent faire face à de graves problèmes budgétaires qui les obligent à réduire le nombre de leurs correspondants à l’étranger, quoi de plus facile que de reprendre la télévision Al-Jazira. Si Al-Jazira dit quatre mille morts, allons-y pour quatre mille morts, cela fait mieux dans un titre que trois cents. Et six mille est encore plus alléchant. De toute façon, personne n’ira compter.
Ce soir Al-Jazira a couvert en live la conférence d’Alaa El Aswany. Disons même que les cameramen cette chaîne si interactive ne semblaient pas bien éloignés des organisateurs de l’algarade.
Al-Jazira a entendu un étranger assis à la droite d’Alaa El Aswany (je pense que c’était moi, bien que je ne pense pas être étranger à Paris) prendre la défense du président Sissi. L’étranger en question s’était contenté, sur un ton parfois un peu sec, mais inefficace, de rappeler à plusieurs reprises que les questions, comme il est de coutume, seraient posées à la fin. Il n’a prononcé aucun phonème qui de près ou de loin se rapproche du doux susurrement de Sissi.
Mais l’étranger en question a pu se rendre compte par lui-même de ce qu’on lui avait depuis longtemps répété : qu’Al Jazira n’avait pas un très grand respect pour la vérité et que l’important pour ceux qui utilisaient ou possédaient cette chaîne, c’était que leurs mensonges aient une large audience.
Oui, je le redis ici, je suis reconnaissant aux voyous de ce soir. Ils m’ont convaincu. Ils m’ont rassuré. L’Histoire n’ira pas dans leur direction. Les peuples arabes ont déjà compris ce qu’étaient ces gens-là. Les croyants savent qu’ils n’ont pas besoin d’eux pour prier ni pour régler leurs existences. Les patriotes, fiers de leurs pays, Egypte, Syrie, Liban, Irak, Jordanie, Arabie, Emirats, Oman, Yémen, Maroc, Bahrein, Koweit, Algérie, Tunisie … et fiers de leur commune appartenance à la civilisation arabe et à la civilisation de l’Islam, n’ont pas besoin de leur vision étriquée de la condition humaine. L’avenir se fera sans eux. Ils s’en rendent peut-être compte. Ils en souffrent sans doute. Je souhaite que les moins atteints d’entre eux en puissent guérir.
En attendant Joyeux Aïd à tous (y compris aux méchants qui après tout sont créatures du bon Dieu, et plus à plaindre qu’à maudire).
Même si nous n’aimons pas Aswani c’est une honte ce qui s’est passe à l’IMA, les voyous payés par les Frères mêlent la politique à la culture. Les masques tombent. Heureusement.
*Ancien Consul Général de France à Alexandrie