On croyait jusqu’ici que la culture était un remède contre l’obscurantisme, l’ignorance, les guerres et la barbarie. On croyait jusqu’ici que la culture pouvait rassembler, au-delà des conflits, peuples et individus autour de valeurs supposées universelles. La guerre en Syrie et contre la Syrie, qui entre dans sa dixième année, une guerre où les pouvoirs français successifs portant, disent-ils, les idéaux et les valeurs de la révolution française, et avant elle ceux du siècle des Lumières, s’étaient rangés sans état d’âme, dans les tranchées de groupes obscurantistes qui considèrent la culture occidentale comme « impie ».
Maha Masri, une diplomate et intellectuelle syrienne, francophone et francophile, avait une foi inébranlable dans les vertus curatives de la culture contre le virus de la guerre, de la barbarie et de la désinformation. Quand la guerre contre la Syrie avait été déclarée, elle dirigeait le Centre culturel arabe syrien de Paris. Un espace de dialogue, un pont entre cultures, un lien d’amitié entre deux peuples, loin des turpitudes de la politique. Son livre Une fenêtre sur la Syrie au cœur de Paris, paru aux courageuses éditions Glyphe est un récit d’une expérience personnelle – interrompue en 2015 – au service de la culture syrienne dans le monde et, surtout, un ardent appel à préserver cet espace universel des vicissitudes d’une politique, forcément passagère.
Ayant obtenu en 1991 un doctorat en lettres françaises modernes et contemporaine à la Sorbonne, elle avait enseigné la langue de Molière en Syrie à travers les postes successifs qu’elle avait occupés en Syrie (Chef de département de littérature française à l’université Techrine à Lattaquié, professeure, maitre de conférences…) avant d’être nommée par le ministère de la Culture syrien à la tête du prestigieux Centre culturel syrien en 2010. Tout feu, tout flamme pour cette mission au cœur de Paris, jadis Ville Lumière, elle ne doutait pas un instant de l’irruption de la politique, un an plus tard, dans cet espace culturel censé être à l’abri des calculs cyniques d’hommes politiques français qui avaient juré la perte de l’Etat syrien. Ce lieu d’échanges et de dialogue étant un obstacle à ce projet, il a fallu créer les conditions de sa disparition. Ce qui fut fait quelques années plus tard, en 2015, avec la fermeture de ce centre culturel qui n’avait plus les moyens de continuer son activité. La politique de sanctions prises par la France et l’Union européenne contre la Syrie, dans le sillage des États-Unis, avait amené l’État syrien, contraint et forcé, à le fermer.
Il faut reconnaître que sous sa direction, et malgré une ambiance délétère irrespirable et l’embrigadement de la majorité des médias mainstream en vue de salir la Syrie et la diaboliser, le centre culturel a su courageusement éviter le piège de l’encerclement et continuer à présenter à un public français matraqué par l’intox ambiant, le vrai visage lumineux de la civilisation et de la culture syriennes. On a vu ainsi se succéder dans le Centre des historiens, des archéologues, des spécialistes du monde arabe, de grands écrivains et artistes, des cinéastes, des musiciens, des hommes politiques courageux, promoteurs d’une certaine idée de la France ouverte, par l’histoire, la culture et les intérêts géopolitiques et stratégiques sur le monde arabe. Par leur présence et leur participation aux activités du centre, ils lançaient un appel à la raison et au dépassement des rancunes et du fallacieux choc des civilisations, et rappelaient, à un public médusé, la place centrale de la Syrie, berceau et mémoire de la civilisation humaine, dans l’Histoire. Cette Syrie qu’André Parrot, archéologue et spécialiste de l’Orient ancien et de la Mésopotamie, ancien conservateur du Louvre, découvreur, avait résumée en cette phrase : « Tout homme civilisé a deux patries : la sienne et la Syrie ».
Parrot ne lance pas son jugement dans l’air. C’est lui qui a révélé au monde en 1933 le prestigieux site de Mari (Tall al-Hariri) que les terroristes d’al-Nosra puis de Daech, tolérés, voire financés et soutenus par l’Occident, dont la France, avaient souillé et détruit au bulldozer devant les caméras.
Loin des sons des canons et du vacarme d’une guerre médiatique d’un pays qui se présente comme le pays des Lumières, de Descartes, de Voltaire, de la Révolution française et de la liberté d’expression, Maha Masri a désespérément combattu pour remettre les pendules à l’heure et rappeler inlassablement l’histoire de son pays et son apport fondamental à la civilisation occidentale et universelle. Mais son combat dut s’interrompre avec d’abord la quasi-rupture des relations diplomatiques avec la Syrie, décidée unilatéralement par Paris, puis par la fermeture du centre pour des raisons financières évidentes liées à l’embrigadement de Paris dans la guerre planétaire globale contre la Syrie.
Préfacé par Michel Raimbaud, grand spécialiste – et amoureux – de la Syrie, le récit de Maha Masri de ses années à la tête du centre culturel syrien, malgré sa tonalité mesurée et retenue, relate l’histoire d’un certain gâchis français. Si Maha Masri, en dépit de son impuissance à éviter le pire, garde l’espoir et reste toujours persuadée que « ma Syrie qui panse ses blessures continuera son développement millénaire florissant », force est d’admettre que l’idée qu’elle se faisait de la culture et de la civilisation françaises n’est plus qu’une chimère. La politique arabe de la France gaulliste a vécu. Michel Raimbaud, bien qu’ancien diplomate chevronné, n’a pas de mots assez forts pour stigmatiser l’acharnement de l’establishment français à vouloir casser la Syrie au risque de se casser elle-même et renier ses valeurs. « Pour la France, écrit-il dans un article paru sur le site d’Afrique Asie (« Panne de courant au pays des lumières ! Sont-ils tombés sur la tête ? »), quel gâchis d’avoir mis un point d’honneur à se complaire dans le déshonneur. Injuste, immorale, suicidaire, la diplomatie française est devenue si stupide qu’elle nous fait parfois désespérer. Tout se passe comme si nos élites avaient jeté aux orties l’héritage national, les références, les valeurs, les convictions qui nourrissent une politique étrangère digne d’un grand pays… Panne de courant ? Couvre-feu de la pensée ? C’est en tout cas dans une obscurité de mauvais aloi qu’est plongée la « terre des lumières ». Et pour l’instant, il reste bien caché, l’homme d’État qui réussira à lui redonner sa place au soleil, levant de préférence. »
Charles de Meyer, Président de SOS Chrétiens d’Orient, indigné par la politique de sanctions barbares décrétées soi-disant contre le « régime » au nom de la démocratie et des droits de l’Homme, mais qui visent dans les faits la société syrienne dans son ensemble, dans son pain quotidien, sa santé, sa culture, son avenir, abonde dans le sens de Michel Raimbaud et s’écrie, dans l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, « On ne défend pas des principes en affamant des enfants ».
Contre vents et marées, Maha Masri, continue à croire aux vertus de la raison, du dialogue et de l’humain, partant de l’adage géopolitique « Ne jamais insulter l’avenir quelque sombre que soit le présent. » Elle croit encore et toujours que la culture est le seul remède à la barbarie et à la déshumanisation croissante du monde. Elle n’a peut-être pas tort. Même si la tournure tragique que prend l’évolution des relations entre Orient et Occident vire à la rupture, au choc des ignorances et au cauchemar. Son témoignage constitue, à ce titre, un message d’espoir dans un océan de désespoir et un appel à ne pas sombrer dans un nihilisme ravageur.