Mercredi 19 août 1987, Addis-Abeba, la « capitale de l’Afrique », ferme ses administrations. L’armée boucle les principales artères conduisant du quartier Bole au cimetière de Ketchene Medhane-Alem. Il est 4 heures de l’après-midi lorsque s’ébranle, sans le moindre faste, le cortège funéraire. Les dignitaires du régime « révolutionnaire » – à l’exception de leur leader Haïlé Mengistu Mariam – défilent derrière le cercueil du fils d’un ancien ministre impérial : Ydnekatchew Tessema, qui a terminé le match de sa vie. Dans la nuit, un arrêt cardiaque l’a terrassé. Il avait soixante-six ans et régnait, depuis le 22 février 1972, sur un « empire » : la Confédération africaine de football (Caf).
Août 1984, Y. Tessema est à Los Angeles, où il assiste aux jeux Olympiques. Il ressent des douleurs à l’estomac, consulte un médecin qui émet un diagnostic rassurant. Quatre mois plus tard, à Lausanne, un spécialiste suisse décèle une tumeur cancéreuse. Tessema n’hésite pas ; il accourt à Paris où il est opéré à l’hôpital américain de Neuilly. Quelques semaines de convalescence et il reprend toutes ses activités. Le répit dure à peine deux ans.
Septembre 1986, Tessema préside au Caire les réunions annuelles des diverses commissions de la Caf. Ses familiers remarquent son humeur changeante, signe d’une profonde inquiétude. À l’hôpital de l’Université de Lausanne, les craintes se confirment, le mal a proliféré. Une seconde opération est nécessaire ainsi qu’un traitement régulier par la chimiothérapie. Tessema s’y soumet. Une fois par mois, il fait la navette entre Addis-Abeba et Lausanne. Il renonce dès le mois de décembre à tous les voyages officiels, espace ses séjours au Caire, siège de la Caf, et ne se permet qu’une seule « incartade » : la session du Comité olympique international (CIO) – dont il est membre depuis 1971 – à Istanbul, en mai. Infatigable travailleur, il continue de diriger sans défaillir les affaires du football africain. Bien qu’amaigri et physiquement méconnaissable, il ne perd rien de ses facultés intellectuelles et à tous ceux qui s’enquièrent de sa santé, il répond avec un léger sourire : « Je suis toujours en vie. »
Héros national
5 juillet 1987, à quelques jours du coup d’envoi des IVe Jeux africains de Nairobi, Tessema reçoit à Addis-Abeba le premier vice-président de la Caf, le Dr Mohamed Abdel Halim : « Si Dieu me prête vie, annonce-t-il à son visiteur, j’assisterai aux festivités du 30e anniversaire de la Caf [prévues en septembre à Khartoum]. » Un discours inhabituel pour ceux qui connaissent le caractère bien trempé de l’Éthiopien. Celui-ci, méthodique, se prépare pour la fin des prolongations. Il se rend début août à Lausanne, y subit un ultime traitement, rentre à Addis-Abeba où il rédige sa propre oraison funèbre avant de tenir une dernière séance de travail avec Mustapha Fahmy, le secrétaire général de la Caf. Mardi 18 août, il visionne le film des Jeux de Nairobi lorsqu’il est pris de malaise. Hospitalisé, il s’éteint à 4 heures du matin. Douze heures plus tard, à l’issue du rite funéraire orthodoxe, il est enterré à côté de ses parents, dans le caveau familial. Tessema ne voulait pas de cérémonie officielle. Les habitants de la capitale éthiopienne rendent massivement un dernier hommage à un héros national. L’Afrique sportive n’apprend la disparition de Tessema que le 20 août. La nouvelle fait la une des quotidiens.
Fils de poète
Ydnekatchew Tessema est né le 11 septembre 1921 à Jima. Son père, poète de haute lignée – il avait dirigé le ministère des PTT sous le règne de l’empereur Menelik –, lui communiqua le goût des lettres et l’envoya faire ses études au collège Teferi-Mekonnen puis à l’École catholique italienne d’Addis-Abeba, de 1927 à 1941. Recruté comme traducteur par le ministère de l’Éducation, le jeune Ydnekatchew manie quatre langues : l’amharique, le français, l’anglais et l’italien. Il occupe des postes de chef de département aux ministères des Travaux publics, de la Santé et à la Garde impériale. Mais, il est avant tout footballeur. Et de talent. Il est l’avant-centre du club de son quartier, Saint-Georges. Court sur jambes, trapu mais excellent dribbleur, il rejoint l’équipe d’Éthiopie dont il est le capitaine de 1948 à 1954. Auparavant, dès 1943, il est le cofondateur du premier Office éthiopien des sports qui va donner naissance à la Fédération éthiopienne de football, dont le premier Comité exécutif est élu en décembre 1948. Tessema a la charge de secrétaire général qu’il ne quittera qu’en 1976. Il élabore, après traduction en amharique, les premiers statuts du nouvel organisme et ouvre le football de son pays aux contacts extérieurs et à la compétition internationale.
Directeur des sports puis vice-ministre jusqu’en 1976, Tessema achève sa carrière de haut fonctionnaire éthiopien en 1981, au poste de commissaire aux Sports et à la Culture physique. Secrétaire général puis président du Comité olympique d’Éthiopie (1960-1987), il entame, à partir de 1957, une fulgurante percée internationale. Cofondateur en février 1957 de la Caf, il en est successivement vice-président (1957-1972), président du Comité d’organisation (1957-1987) puis président (1972-1987). Membre du Conseil supérieur du sport en Afrique (à partir de 1970), il est élu en 1983 président de l’Union des confédérations africaines (Ucas). La Fédération internationale de football association (Fifa) l’accueille comme membre de son CE de 1966 à 1972 avant de le coopter au sein de ses diverses commissions à partir de 1974. Dirigeant olympique, il entre au CIO en 1971 ; il fait partie du comité exécutif (CE) de l’Association des comités nationaux olympiques (Acno) de 1979 à 1981. À sa mort, Tessema était président honoraire de l’Association des Comités nationaux olympiques d’Afrique (Acnoa) dont il a été cofondateur en 1981. De cette impressionnante carte de visite, le nom d’Ydnekatchew Tessema restera toutefois à jamais lié à la Caf dont il fut d’abord le bâtisseur (élaboration des statuts, des règlements divers, des multiples structures), puis le porte-parole dans toutes les instances internationales, le communicateur privilégié auprès des médias, et enfin le gestionnaire-décideur au pouvoir incontesté.
Footballeur et dirigeant visionnaire
Esprit d’avant-garde, Tessema faisait partie, à la fin des années 1950, des quelques hommes qui pensaient que le sport allait être la conquête de l’Afrique et exigeait des compétitions à la mesure de cette ambition. Frappés par le nombre croissant des rencontres internationales qui se déroulaient en Europe et en Amérique du Sud, Tessema et ses premiers compagnons de route conçurent le projet audacieux d’organiser, ne fût-ce au départ qu’à échelle réduite, une grande épreuve qui consacrerait l’unité et la puissance du football sur le continent. Ainsi naquit, en 1957, la Coupe d’Afrique des nations (Can) dont le succès incita l’animateur numéro un de la Caf à favoriser, dès 1964, le lancement de la Coupe d’Afrique des clubs champions suivis, onze ans plus tard, par la création de la Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupes.
Pour avoir vite compris que la vie de la Caf, c’est d’abord et essentiellement la compétition, Tessema a fait de la Caf une confédération mondialement crédible. S’il y est parvenu, c’est parce qu’il l’a dirigée en véritable homme politique. Avec l’autorité et la compétence sportive indispensables, sans oublier une habileté manœuvrière toute politicienne, un pragmatisme bien dosé et une persévérance jamais démentie. Le tout sous-entendu par une philosophie sportive née de la pratique personnelle et nourrie par maints apports extérieurs.
Footballeur, Tessema l’était. Mais il était aussi un intellectuel accompli. Polyglotte, il s’est montré, jusqu’à sa mort, avide de culture politique et sportive. Consommateur insatiable de livres et de journaux, notamment en langue française, il tranchait sur ses pairs. Cette soif de savoir faisait qu’il ne se contentait pas de l’acquis ; élargissant sans cesse ses connaissances, il élargissait du coup son champ d’action. Il aurait pu se limiter à la gestion de la Caf ; il a choisi de s’engager dans le mouvement olympique. Non pas pour y décrocher simplement un fauteuil, mais pour contribuer à la « décolonisation » du CIO, à la revalorisation olympique des pays du Tiers-Monde et à l’instauration d’un véritable ordre nouveau du sport mondial. À ce dessein, il a jeté les ponts d’un front Afrique-Asie au sein de tous les organismes internationaux, s’est battu en faveur de la réadmission de la Chine populaire et, bien entendu, contre l’apartheid. Son dernier combat pour la révision des statuts de la Fifa restera, hélas ! inachevé.
Garant de l’indépendance de la Caf
Tessema s’était toujours posé en garant de l’indépendance de la Caf et de la neutralité des membres. Devant son intransigeance, certaines Fédérations, mécontentes d’arrêts défavorables, furent tentées de rompre avec l’institution. Les dénonciations, menaces et colères s’éteignaient souvent d’elles-mêmes et l’autorité restait à de la Confédération et à celle de son président allergique à toute forme de docilité. « Aussi longtemps que je serai à la tête de la Caf, répétait-il, aucun pays ne pourra y exercer une quelconque influence. »
Une volonté d’indépendance qui l’avait conduit à en découdre, sabre au clair, avec feu Stanley Rous, l’ancien président de la Fifa puis, plus tard, à fleuret moucheté avec son successeur, Joao Havelange, dont il avait soutenu la candidature en 1974.
Tessema garant du pouvoir de la Caf, c’était indéniable. Tessema patron de la Caf, c’était aussi vrai. Par tempérament, par goût du pouvoir personnel, mais aussi du fait des carences de certains de ses pairs. Et, à force de se reposer sur lui, on lui confiait de fait tous les pouvoirs : l’exécutif, avec la Commission d’organisation, le législatif avec l’élaboration des statuts et de tous les amendements, l’administratif, avec la direction du secrétariat général, le financier avec la négociation des contrats de commercialisation des Coupes d’Afrique, le juridique avec le Comité d’urgence, les relations extérieures…
L’Éthiopien s’accommodait de toutes ces responsabilités et les exerçait pleinement. Qu’il ait fait montre, par moments, d’un excès d’autoritarisme, cela n’est pas à nier. Qu’il ait écrasé de sa forte personnalité tous ses pairs, c’était peu contestable. Tessema, c’était avant tout les années de braise du football africain.