Le cardinal de Richelieu n’est pas satisfait de l’état des affaires françaises. Image : Capture d’écran Facebook
Alors que la masse continentale eurasienne s’incline vers la Chine, l’Allemagne pivotera vers l’Est et laissera la France comme le croupion mendiant d’une Communauté européenne en déclin.
Par SPENGLER
La lampe frontale que j’avais apportée de Temu s’était éteinte une demi-douzaine de niveaux au-dessus de la galerie souterraine où je m’étais frayé un chemin jusqu’à l’escalier circulaire qui menait à l’ossuaire secret des chartreux, dans les profondeurs des égouts de Paris.
Un magnum de Château Margaux dans une main et un grand crachoir en laiton dans l’autre, j’ai serré mon téléphone entre mes dents et j’ai avancé sur les murs couverts de laitance en m’aidant de sa lampe de poche.
Les marches érodées de l’escalier semblaient vaciller sous mes pieds, et je trébuchais avec une langueur tortueuse jusqu’à ce que je sente la boue visqueuse du sol de l’ossuaire. Les crânes empilés des chartreux disparus depuis longtemps me souriaient.
Une fois de plus, j’ai tenté de rencontrer le fantôme du cardinal de Richelieu, vainqueur de la guerre de Trente Ans et architecte de la domination de la France sur le continent européen pendant 200 ans.
J’ai attendu pendant ce qui m’a semblé une éternité jusqu’à ce que la trotteuse de ma montre s’avance vers la nuit et que je plante le crachoir dans le suintement putrescent au-dessous de moi. J’ai débouché le Margaux, je l’ai versé dans le crachoir et j’ai attendu.
Les esprits des morts français filtraient des murs et dérivaient vers le vin. Je distinguai les visages du général Weygand, commandant vaincu de la bataille de France, et du maréchal Ney, qui commandait l’arrière-garde lors de la retraite catastrophique de la Grande Armée à Moscou.
Je les ai repoussés jusqu’à ce qu’une ombre translucide se glisse sur le crachoir. Elle inséra une trompe spectrale dans l’étroite ouverture, prit de la couleur en absorbant le vin de Bordeaux, puis retira sa tête avec un bruit sec.
« Je vous préviens« , dit le fantôme avec l’accent de Maurice Chevalier. « Je suis d’une humeur massacrante. »
« Éminence », me suis-je risqué à dire, « que va devenir la France ? Elle semble ingouvernable. Le parti du président Macron a obtenu moins de 15 % des voix au Parlement européen dimanche dernier, soit la moitié des voix du Rassemblement national. Selon les sondages, son parti n’obtiendrait que 19 % des voix lors des élections législatives anticipées du mois prochain.
Qu’adviendra-t-il de la promesse de Macron d’envoyer des soldats français en Ukraine ? »
« C’est plus qu’un crime, c’est une faute« , siffle le fantôme écarlate. « C’est plus qu’un crime. C’est une bévue, comme j’ai l’habitude de le dire. »
« Je vous demande pardon, Éminence, vous n’avez pas dit cela. C’était Talleyrand. »
« Eh bien ? » Richelieu ricane. « Je n’avais pas à le dire, parce que je n’ai pas fait ce genre de gaffe. Tous mes stratagèmes n’ont pas été couronnés de succès, mais je n’ai pas été assez stupide pour combattre la Russie, comme Napoléon, le maître de Talleyrand. Quelques milliers de légionnaires et une douzaine de Mirage obsolètes donneront simplement aux Russes plus d’occasions de s’entraîner à la cible. C’est un geste insignifiant de la part d’un homme insignifiant« . « Mais pourquoi l’Ukraine est-elle si importante pour Macron, Éminence ? Pourquoi risquer sa réputation en jouant une main faible ? » « Hors sujet !« , tonne le cardinal. « La France est devenue insignifiante ! Elle deviendra un fournisseur de sacs à main hors de prix pour les nouveaux riches de Chine et un parc d’attractions pour les touristes chinois ! Sa grandeur a disparu, mais la suffisance du passé infecte toujours l’imagination de l’élite française ! »
« Mais pourquoi ce manque de pertinence ? » J’insiste.
« L’élite française sait que lorsque l’Ukraine ne pourra plus se battre, elle se retrouvera dans un monde où ses services ne seront plus requis. Il n’y a pas une seule industrie dans laquelle la France excelle. Elle a moins de la moitié du niveau d’automatisation industrielle de la Chine, du Japon ou de l’Allemagne. »
« Elle fabrique des voitures médiocres et exporte un sixième de ce que vend l’industrie automobile allemande. Elle ne peut pas rivaliser avec les Chinois. Alors que la masse continentale eurasienne s’incline vers la Chine, l’Allemagne pivotera vers l’Est, laissant la France comme le croupion mendiant d’une Communauté européenne en déclin« . « Eminence, je suis profondément confus. Quel est le rapport avec l’envoi de soldats français en Ukraine ? »
« Vous êtes toujours aussi stupide, Spengler. Dois-je vous l’expliquer ? Si l’Ukraine est humiliée, l’Allemagne recommencera à acheter du gaz russe et ouvrira la porte à la Chine, comme l’ont fait les Hongrois. Elle s’accrochera à la grande initiative chinoise vers le Sud, ses constructeurs automobiles continueront à s’intégrer à leurs homologues chinois, ses géants de l’ingénierie construiront des usines en Chine pour des investisseurs allemands, et son Mittelstand exportera ses produits vers des marchés préparés par les infrastructures chinoises. »
« Éminence, Macron a dit qu’une victoire russe en Ukraine ‘réduirait la crédibilité de l’Europe à zéro’« , ai-je proposé.
« Pas exactement : Elle réduirait la crédibilité de la France à zéro ; on pourrait dire la même chose de l’Italie, mais elle n’a pas de crédibilité pour commencer. Il y a deux générations, Charles De Gaulle imaginait encore que la grandeur française pouvait trouver une place entre les Américains et les Soviétiques. Aujourd’hui, Macron veut désespérément préserver l’ordre américain, où il a au moins un siège à la table. En vérité, Macron ne voulait pas de la guerre en Ukraine ; comme les Allemands, il espérait que le compromis de Minsk II l’éviterait, et il a essayé de servir de médiateur entre la Russie et l’Ukraine jusqu’à la dernière minute.
Mais maintenant, il est coincé avec cette guerre et terrifié par la perspective d’une humiliation américaine. »
« Éminence », ai-je demandé, « est-ce la raison pour laquelle les Français ont voté contre lui ? »
« Ils ont voté contre Macron parce que sa crédibilité est déjà réduite à zéro« , a tonné le cardinal. « Les Français ne veulent pas se battre en Ukraine. Ils ne peuvent pas gagner une guerre dont la perte les humiliera. Ils n’ont ni les hommes ni les armes pour faire la différence en Ukraine. C’est un geste vide, impuissant et stupide. Si Napoléon Ier était une tragédie et Napoléon III une farce, Macron en est la version caricaturale. Les Français peuvent pardonner la fraude, la concupiscence, l’arrogance et même la défaite, mais ils ne peuvent pas supporter que le Canard Donald soit leur chef. »
« Vous avez été le dirigeant le plus impitoyable que la France ait jamais eu, Éminence : Y a-t-il un dirigeant qui pourrait sortir la France de son malaise ? »
Hélas, soupire le spectre. »Le problème, ce sont les Français eux-mêmes.
Ils ne veulent pas avoir d’enfants, mais ils ne veulent pas non plus d’immigrants. Ils ne veulent pas que la Chine évince leurs industries, mais ils ne veulent pas travailler non plus. Ils ne veulent pas être brimés par la Russie, mais ils ne veulent pas non plus se battre. »
« Le Rassemblement national de Marine Le Pen se veut un parti nationaliste. Le Pen ne fait pas appel à la grandeur déclinante des Français, mais à leur paresse« , a répondu le cardinal. « Sa proposition la plus populaire est de réduire l’âge de la retraite, ce qui mettrait le Trésor français en faillite. »
« Qu’adviendra-t-il de la France, Éminence ?
« La même chose que ce que je suis devenu :Ce ne sera plus qu’un fantôme de ce qu’il était« , soupira le cardinal, tandis que sa robe rouge lustrée devenait diaphane. Quelques-unes des piles d’os contre le mur s’assemblèrent en squelettes, formèrent un cercle et commencèrent à chanter : « Dansons la carmagnole ! »
Au bout de quelques tours, le fantôme de Richelieu, maintenant évanoui, les congédia d’un geste sec, et les squelettes s’effondrèrent en tas d’ossements qui tressaillirent dans le suintement primitif du sol de l’ossuaire. « Debout ! J’ai crié – je ne sais pas pourquoi – « Dansez la Carmagnole ! »
Mais à ce moment-là, la pièce tournait autour de moi. Je me suis réveillé à côté d’une bouteille de cognac vide et d’une édition bon marché de Rabelais.
Par SPENGLER
Asia Times
https://asiatimes.com/2024/06/the-ghost-of-richelieu-laments-the-humbling-of-france/
Traduit par Brahim Madaci
Merci de patienter...