Pourquoi l’économie russe ne s’effondre-t-elle pas après toutes les sanctions dont elle a été l’objet ? se demande Emmanuel Todd. Pourquoi est-ce l’économie européenne qui est menacée, au seuil de l’hiver, d’un effondrement, ce qu’annonce l’envol de l’inflation ?
Par Emmanuel Todd
Le plus surprenant, dans la guerre qui oppose l’Occident à la Russie, est que notre adversaire était supposé ne plus exister. Comparons les produits intérieurs bruts (PIB) des deux adversaires en 2021, à la veille de l’invasion de l’Ukraine. Selon les données de la Banque mondiale, les PIB combinés de la Russie et de la Biélorussie représentent seulement 3,3 % des PIB combinés des États-Unis, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni, de l’Union européenne, de la Norvège, de la Suisse, du Japon et de la Corée du Sud. Comment cette Russie minuscule a-t-elle osé nous défier ? Mais, surtout, pourquoi l’économie russe ne s’effondre-t-elle pas après toutes les sanctions dont elle a été l’objet ? Pourquoi est-ce l’économie européenne qui est menacée, au seuil de l’hiver, d’un effondrement, ce qu’annonce l’envol de l’inflation ?
La réponse est simple. La puissance économique mesurée par le PIB est fictive. L’instrument est périmé. Il ne mesure plus, comme durant les Trente Glorieuses, l’agrégation des productions d’acier, d’automobiles, de réfrigérateurs et de télévisions – des biens réels – mais celle de biens immatériels qui, parfois – souvent, même –, ne servent à rien et n’ont de « valeur » que nominale. Prenons l’exemple des États-Unis, notre leader, dont le PIB constitue 40 % de celui de l’Occident. La santé y représente 18 % de la « production nationale », près du double de sa proportion dans le reste de l’Occident (9 à 11 % du PIB). Regardons les performances : l’espérance de vie n’est plus aux États-Unis que de 77,3 ans, contre 80,9 en Allemagne, 82,2 en France, 82,4 en Suède, 84,6 au Japon.
Plus de la moitié des dépenses de santé américaines (10 à 13 % du PIB total) ne sont que les revenus exagérés de leurs médecins (dont les effectifs sont moins importants par nombre d’habitants qu’en France) et le coût dément de leurs médicaments (la moitié de la dépense mondiale, pour une quantité par habitant qui n’est pas supérieure à celle de l’Europe). Il est vrai que la Russie, avec une espérance de vie de 71,3 ans, est ici à la traîne. Mais c’est la mortalité infantile (cet indicateur qui m’avait permis, par sa légère hausse entre 1970 et 1974, de prédire l’effondrement du système soviétique) qui mesure le mieux l’efficacité médicale. Or la mortalité infantile russe, de 4,9 ‰ naissances vivantes en 2020, est désormais inférieure à celle des États-Unis, qui est de 5,4 ‰.
Aucun Atterrissage en Vue
Nous sommes en guerre, nous boycottons, nous fournissons des armes, des instructeurs, nous participons à la guerre de désinformation, dont acte ; mais nous devons savoir ce que sont nos ressources réelles. Nous nous demandons parfois si, avec Joe Biden, Boris Johnson, Emmanuel Macron et Olaf Scholz, nous sommes entrés en guerre avec un équipage dans l’avion. Mais la situation est beaucoup plus grave : les instruments de bord sont en panne. Révérence pour le dollar et culte de l’euro nous font prendre les signes monétaires pour de la richesse réelle. L’urgence, quand on est en guerre, c’est une appréciation correcte des productions. Nous pouvons bien distribuer des milliards de dollars et d’euros à l’Ukraine, mais ces paquets monétaires ne changeront pas le fait que la production de blé américaine est tombée, entre 1980 et 2021, de 65 à 47 millions de tonnes, et que la production de la Russie a augmenté, de 1987 à 2020, de 36,9 à 80 millions de tonnes.
Et nous avons donc vu, avec surprise, le blé s’ajouter au gaz comme instrument de puissance de ce pays dont le PIB n’existait plus. C’est tout le problème des monnaies de réserve : on peut en fabriquer pour pas cher (pour rien, en fait), mais que peut-on acheter dans les pays qui produisent ces monnaies s’ils ont sacrifié leurs industries sur l’autel de la globalisation ? Les États-Unis ont donné à l’Ukraine tant de fois tant de milliards de dollars que j‘ai renoncé à compter le total, mais ils ne lui ont expédié qu’une vingtaine de systèmes de missiles Himars. Pas de quoi changer le cours d’une guerre. L’Amérique avait produit plus de 50 000 chars Sherman pendant la Seconde Guerre mondiale. Un doute, soudain, m’envahit. Le budget militaire américain, de 800 milliards de dollars, représente 40 % de la dépense militaire mondiale. Mais faut-il le dégonfler comme celui de la santé ? Que pourra fournir l’Amérique à ses alliés dans la durée d’une guerre de dix, vingt ou trente ans (le projet russe) ? L’Occident croyait voler à 10 000 m d’altitude. Il vole à 350 m. Et aucune piste d’atterrissage en vue.
Emmanuel Todd
Marianne le 07/09/2022