Interview avec Fabrice Balanche, géographe, maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient.
En tant que spécialiste du Moyen-Orient et de la Méditerranée, comment voyez-vous la situation actuelle de la Turquie ?
Le tableau actuel ne me surprend pas parce que je pense qu’aujourd’hui le président turc a un pouvoir extrêmement autoritaire. Depuis 2002, il construit patiemment ce pouvoir.
La première phase a consisté à marginaliser les militaires, qui n’hésitaient pas à sortir de leur caserne dès que le pouvoir allait dans une mauvaise direction, au nom de l’intégration à l’Europe.
Une fois qu’il a placé ses hommes dans l’appareil militaire et dans les services de renseignements, il a, dans une seconde phase, mis en place un système autoritaire, je ne veux pas dire une dictature mais on en prend le chemin.
«Erdogan n’a jamais sincèrement voulu rentrer dans l’UE»
Il y a quelques jours, Erdogan a déclaré qu’il n’était pas préoccupé par l’entrée de la Turquie dans l’UE et que l’Europe n’avait pas de leçon à donner à son pays. Que peut-il arriver après une telle déclaration ?
On est habitué en fait à ce type de déclarations de la part d’Erdogan, que ce soit sur Israël, sur l’UE ou sur Assad. On sait qu’il a toujours des excès de langage. Le problème, c’est qu’on a un président de la République qui dit qu’il n’a pas de leçon à recevoir de l’UE.
C’est un discours à usage interne, il flatte le nationalisme turc. Erdogan joue là-dessus pour redonner une fierté à la population turque en luttant contre toute espèce d’ingérence étrangère. Il ne supporte aucun conseil venu de l’extérieur, ce qui est assez paradoxal parce qu’officiellement la Turquie est toujours candidate à l’entrée dans l’UE et quand on rentre dans l’UE, on a des critères démocratiques à respecter.
Or, la Turquie est quand même le pays au monde où il y a le plus de journalistes emprisonnés par habitant. Ce n’est pas la Chine, ce n’est même pas Cuba mais la Turquie candidate à l’UE, c’est absolument incroyable !
Il est très clair qu’Erdogan n’a jamais sincèrement voulu rentrer dans l’UE, c’était un moyen pour éliminer les militaires et un moyen aussi pour séduire les dirigeants européens qui, finalement, l’ont soutenu dans sa prise de pouvoir. Aujourd’hui, il montre son vrai visage.
Est-ce le résultat de l’exacerbation de la confiance en soi ?
Effectivement, aujourd’hui, la Turquie est un pays extrêmement dynamique sur le plan économique. Elle joue sur la concurrence entre l’est et l’ouest. Récemment, Erdogan a reçu Vladimir Poutine, le futur gazoduc russe passera par la Turquie puisqu’on a abandonné South Stream donc la Turquie devient un carrefour énergétique dont d’ailleurs l’UE dépend en partie.
Jadis, la Turquie était l’avant-poste des Occidentaux face à l’Union soviétique, aujourd’hui Erdogan joue sur cette concurrence sachant très bien que dans ce dispositif anti-russe, il est indispensable aux Occidentaux.
Au-delà de cette tactique géopolitique, certains évoquent la «poutinisation» d’Erdogan. Qu’en pensez-vous ?
Vladimir Poutine n’est pas un bon exemple pour la démocratie. Après, il faut le replacer dans le contexte russe des années 90. C’est l’effondrement de l’Union soviétique, le pays est en complète déliquescence, on a des oligarques qui se partagent le pétrole, le gaz, une grande insécurité règne, la mafia russe est partout et Vladimir Poutine apparait au début des années 2000 comme celui qui va remettre le pays sur les rails et rétablir la sécurité.
Il va profiter de l’augmentation des prix du pétrole et la population russe va se mettre à vivre de manière correcte. Evidemment, cela s’est fait dans un contexte autoritaire, seul moyen d’éliminer les oligarques. Le problème aujourd’hui, c’est que Poutine se maintient dans ce rôle autoritaire alors que, justement, il devrait démocratiser le pays, or il ne le fait pas car lui-même est devenu oligarque, très riche qui ne supporte pas la contestation politique.
Le contexte en Turquie est extrêmement différent. La Turquie est un pays où il n’y avait pas de problème de mafia, il y avait un Etat stable et des institutions qui fonctionnaient, une croissance économique qui était préparée dès les années 70-80.
Finalement Erdogan a profité des fruits des gouvernements passés et là, s’il devient autoritaire ce n’est pas parce que il faut éliminer les mafias, il devient autoritaire parce qu’il est autoritaire. Et je dirai que, malheureusement, dans le monde, on va avoir le retour de l’autoritarisme.
Beaucoup de dirigeants des pays émergents qui ne supportent pas la démocratie, ne veulent pas d’alternance politique, ils vont se rapprocher de ce modèle russo-chinois.
«Erdogan veut le pouvoir absolu en Turquie»
Dans l’histoire de la Turquie, pour la première fois, la police turque a arrêté le rédacteur en chef du plus grand quotidien du pays. Quelle est votre réaction ?
Ces arrestations sont totalement arbitraires, elles sont destinées à faire peur, à museler les médias turcs. Ils sont déjà pas mal muselés par le régime d’Erdogan. J’ai des amis journalistes turcs qui ont été chassés de leurs journaux parce que Erdogan a appelé les dirigeants pour leur dire «si vous ne voulez pas d’ennuis, débarrassez-vous de tel ou tel journaliste».
Beaucoup présentent l’arrestation des journalistes comme une bataille dans la guerre qui oppose Erdogan à Fethullah Gülen et non sous l’angle des libertés d’expression et de la presse. Qu’en pensez-vous ?
Erdogan veut le pouvoir absolu en Turquie. Le mouvement Gülen qui l’a soutenu au début au nom de la démocratisation du pays s’est éloigné progressivement. Des juges ont lancé des enquêtes anticorruption contre des proches d’Erdogan, donc forcément aujourd’hui Erdogan lance ses coups contre Zaman qui est proche du mouvement Gülen, demain ce sera contre Cumhuriyet, le journal des républicains.
Il ne va pas attaquer Gülen, les républicains et les Kurdes ensemble donc aujourd’hui il s’en prend à Gülen de manière à éliminer ce contre-pouvoir en Turquie. Un dictateur n’attaque pas tous les mouvements de front. Il joue justement sur l’opposition, la division des opposants pour pouvoir les éliminer un à un et pour pouvoir conforter son pouvoir.
Il y a quelques mois, Erdogan avait déclaré qu’il «priverait d’eau» ces personnes proches du mouvement Gülen. Et justement, lors de la garde à vue du directeur de Samanyolu Tv Hidayet Karaca, on a refusé de lui donner de l’eau pour pouvoir prendre ses médicaments. Il a fallu demander l’autorisation du procureur pour avoir un verre d’eau. Le personnel doit presque demander l’autorisation à Erdogan pour servir un verre d’eau au journaliste. Un commentaire ?
C’est le fait du prince. Erdogan se prend tout simplement pour le calife qui a un droit de vie ou de mort sur ses sujets. Voilà, on est au Moyen-Age.
«La grande force du Hizmet, c’est que l’enseignement est de grande qualité»
Erdogan fait pression sur le plan international pour la fermeture des écoles du Hizmet. La France a également des écoles dans le monde. Est-ce qu’il est imaginable que le président de la République prenne des initiatives contre ces écoles ?
Il faut savoir que la grande force de ce mouvement, c’est que l’enseignement est de grande qualité, ce n’est pas du tout un enseignement sectaire ou islamiste comme Erdogan le fait croire d’ailleurs aux pays en question pour les faire interdire.
Avec ce qui se passe en Syrie, avec le problème djihadiste, certains peuvent se laisser influencer par ce type de pression. L’objectif est évidemment de saper la base et les ressources financières du mouvement Gülen et de priver l’émergence de nouvelles générations qui sont formées dans ces écoles et qui ne partagent pas les idées, l’idéologie d’Erdogan.
On n’en parle pas trop mais il est en train de verrouiller le système scolaire en Turquie de manière à produire de bons petits militants AKP.
Lors des «printemps arabes», la Turquie était considéré comme un modèle pour le monde musulman. A l’heure actuelle, les choses ont bien changé. Que reste-t-il de ce modèle ?
L’idée que la Turquie est un modèle pour le monde arabe et le monde musulman, c’est surtout Erdogan qui l’a annoncée et qui a finalement réussi à convaincre Barack Obama. Je me souviens de la visite de Barack Obama en Turquie en 2009 où il a fait de l’AKP un modèle à diffuser dans le monde arabe.
Les Etats-Unis voulaient faire tomber les dictatures et les remplacer par le mouvement politique des Frères musulmans. Ils n’étaient plus des terroristes, ils n’étaient pas violents et ils allaient installer un modèle démocratique dans les pays arabes. Confrontés au pouvoir, ils finiraient par devenir pragmatiques.
Le problème, c’est que les experts savaient que ce n’était pas du tout le cas, que l’objectif des Frères musulmans était de prendre le pouvoir et de le garder.
De plus, je ne pense pas que la Turquie puisse apparaitre comme un modèle aux yeux des pays arabes parce que c’est quand même l’ancienne puissance coloniale. Et si on veut une démocratisation dans les pays arabes, le modèle doit venir de l’intérieur. Ce qui peut les inspirer, c’est le développement économique de la Turquie qui est fabuleux.
«Daesh n’est pas un ennemi mais un allié stratégique d’Erdogan»
Ces derniers temps, Daesh est au centre des préoccupations. Gülen a fermement condamné cette organisation. Est-ce le cas de Tayyip Erdogan ?
Erdogan soutient Daesh, soutient El Nosra, ces groupes djihadistes en Syrie. Il y a plusieurs éléments qui le prouvent, moi-même je suis allé en Turquie en juin 2014 à la frontière, Gaziantep, Urfa, Antakya, Kilis, j’ai vu de mes yeux des djihadistes qui revenaient en Turquie, allaient se faire soigner à l’hôpital et ensuite allaient en convalescence à Gaziantep ou à Kilis.
Les services de renseignements turcs le savent et ils laissent faire. J’ai vu des gens qui étaient avec moi dans l’avion depuis Istanbul, qui étaient des djihadistes tchétchènes. Ils se promènent en toute liberté en Turquie.
Ils ont leur famille à Gaziantep, à Urfa et ils vont se battre en Syrie et puis ensuite ils reviennent tranquillement. Il y a un soutien avéré d’Erdogan à ces mouvements par intérêt géopolitique parce qu’il veut la chute du régime d’Assad, parce que pour lui, l’ennemi, c’est le PKK donc Daesh n’est pas un ennemi mais un allié stratégique.
Je ne sais pas si je peux dire que c’est également un allié idéologique mais en tout cas c’est un allié stratégique d’Erdogan.
Interview réalisée par Ismail Citak – Lyon
Source : Zaman France
Légende : Fabrice Balanche