Les prévisions d’un expert pour 2016: « Un million de Syriens pourraient venir en Europe ».
Potentiellement deux millions de Syriens peuvent quitter leur pays en 2016. Dans une première étape, ils se rendent dans les pays voisins. Deux millions, c’est la population qui se trouve dans les zones rebelles du Nord-Ouest du pays et sont touchées par les combats. Il faut ajouter tous ceux qui vivent en sécurité dans des villes comme Latakieh, Tartus ou Damas, mais dont la dégradation des conditions économiques fait qu’ils n’arrivent plus à survivre. Enfin, vous avez les effets du regroupement familial en Europe.
L’argent permettra seulement aux pays voisins d’éviter des révoltes parmi les réfugies. Les conditions de vie des réfugiés dans les pays voisins et en Europe sont tellement différentes que vous ne pouvez pas empêcher la migration.
La solution, ce sont des mesures très dures à prendre pour l’Europe. Il va falloir suspendre le regroupement familial pour les réfugiés, mais ce principe est inscrit dans le droit européen. La suspension des prestations sociales doit être envisagée également. Si nous ne le faisons pas, le courant migratoire va se poursuivre et cela n’est pas soutenable.
Les combats autour d’Alep conduisent des dizaines de milliers de personnes à fuir. Un grand nombre de réfugiés syriens viendra de nouveau en Europe, met en garde l’expert français de la Syrie, Fabrice Balanche. Traduction de l’entretien de l’anglais.
Pourquoi voyons-nous actuellement une telle hausse de réfugiés syriens?
Elle est liée à l’intensification des combats dans le Nord. Les Russes bombardent Alep et la campagne autour d’Alep. Ils veulent pousser les civils à fuir pour séparer les civils des rebelles. Les gens se précipitent vers la frontière turque parce qu’en Syrie, ils savent plus où aller.
Est-ce qu’il existe des chiffres ? Combien de gens ont dû quitter leur maison depuis le début de l’intervention russe?
L’OCHA estime qu’au minimum 300.000 personnes ont dû fuir dans les derniers quatre mois – et cela uniquement dans le Nord-Ouest de la Syrie. Il y a aussi des combats dans le Sud du pays ou dans l’Ouest mais c’est vraiment dans le Nord-Ouest que nous voyons les mouvements les plus prononcés.
Pensez-vous que les bombardements russes vont faire disparaitre ce qu’il reste de rebelles modérés, eux aussi vont-il décider de fuir?
Cela dépend des gens. Il y a des combattants qui partent – pour la Turquie ou l’Europe – parce qu’ils savent que la guerre est perdue pour eux. Il y en a d’autres qui vont rejoindre des milices plus radicales. Diverses motivations influence sur le choix de telle ou telle milice. Souvent, ce n’est pas une question idéologique mais financière.
Est-ce qu’il y a aussi des gens qui se réfugient dans la zone Daesh?
Les gens vont là où ils peuvent se réfugier – où ils ont de la famille, des connaissances qui peuvent leur offrir un toit. Donc s’ils ont de la famille à Raqqa, ils y vont. Mais c’est très difficile parce qu’il y a des combats sur la ligne de front au nord d’Alep. Il faut faire un grand détour pour y parvenir.
Quel intérêt Bachar al-Assad a-t-il de voir partir sa population?
D’un point de vue militaire, il applique une stratégie de contre insurrection comparable à celle de la Russie en Tchétchénie, qui consiste à séparer les civils et les militaires. Mais pour Assad les réfugiés constituent aussi une arme contre la Turquie, la Jordanie, l’Europe. Cela peut pousser l’Europe à arrêter de demander le départ d’Assad pour éviter une plus grande déstabilisation du pays. Et il y a un troisième aspect : Beaucoup de réfugiés sont des sunnites. Pousser quelques millions de sunnites dehors, c’est pour Assad un moyen de rééquilibrer la balance démographique en faveur des minorités dans la zone qu’il contrôle. Dans certaines zones comme Al-Qusair il est pratiquement interdit à la population sunnite de revenir.
Vous pensez qu’il y ait une stratégie de « nettoyage ethnique» ?
Je dirais il y a un « nettoyage politico-ethnique » : Il y a des sunnites qui soutiennent le régime et on ne va pas les chasser parce qu’ils sont sunnites. Mais c’est dans la population sunnite que se trouve le plus de soutien pour l’opposition. Or, les populations qui vivent là où il existe du soutien pour l’opposition sont chassées.
Vous avez écrit que les chrétiens syriens ont une place à part. Dans quelle mesure ?
Les chrétiens sont les plus touchés en termes relatifs : 40 % ont quitté la Syrie (5% de la population syrienne, soit 1,2 millions en 2011). Cela est dû à plusieurs facteurs. Les chrétiens sont dispersés dans toute la Syrie. Cela les rend plus fragiles que d’autres communautés qui possèdent des fiefs où ils peuvent se réfugier. Ils ont tout de suite été sous pression dans les zones rebelles car accusés de soutenir le régime. Avec la montée des islamistes radicaux, ils ont été directement pris pour cibles. Par ailleurs, les chrétiens ont toujours beaucoup émigré donc ils disposent de réseaux à l’étranger – un frère, un fils – qui peuvent les aider à quitter la Syrie.
A combien estimez-vous le potentiel de Syriens qui vont partir vers l’Europe cette année ?
Potentiellement deux millions de Syriens peuvent quitter leur pays en 2016. Dans une première étape, ils se rendent dans les pays voisins. Deux millions, c’est la population qui se trouve dans les zones rebelles du Nord-
Ouest du pays et sont touchées par les combats. Il faut ajouter tous ceux qui vivent en sécurité dans des villes comme Latakieh, Tartus ou Damas, mais dont la dégradation des conditions économiques fait qu’ils n’arrivent plus à survivre. Enfin, vous avez les effets du regroupement familial en Europe : si vous êtes réfugié en Europe vous avez le droit de faire venir votre conjoint, vos enfants et vos ascendants de façon tout à fait légale. Vous pouvez aussi envoyer de l’argent à vos proches et leur expliquer comment venir par les voies illégales. Si la tendance actuelle continue, je pense qu’on verra cette année un million de Syriens arriver en Europe. L’année dernière, c’était 500.000.
Mais actuellement la Turquie les arrête à la frontière.
Le Président turc Recep Tayyep Erdogan leur bloque l’accès actuellement pour des raisons stratégiques : il veut plus d’argent de l’Union Européenne et c’est aussi un moyen cynique pour éviter que la Russie ne bombarde la zone d’Azaz à la frontière turque, dont il compte faire une ‘zone de protection’. Il veut pouvoir continuer à transférer des armes et des combattants à la rébellion présente à Azaz. Les déplaces syriens massés à la frontière lui serve de bouclier humain. Mais Erdogan ne va pas fermer la frontière éternellement. Par ailleurs, il existe toujours d’autres chemins pour entrer en Turquie.
Est-ce que l’Europe peut arrêter l’arrivée des réfugiés en Europe en donnant plus d’argent aux pays voisins ?
Cela ne suffit pas. L’argent permettra seulement aux pays voisins d’éviter des révoltes parmi les réfugies. Les conditions de vie des réfugiés dans les pays voisins et en Europe sont tellement différentes que vous ne pouvez pas empêcher la migration. En plus, avec le regroupement familial – de manière officielle et officieuse – on verra de toute façon des centaines de milliers de personnes qui arriveront en Europe. La migration est une stratégie familiale.
Donc selon vous qu’est-ce que l’Europe pourrait faire ?
La solution, ce sont des mesures très dures à prendre pour l’Europe. Il va falloir suspendre le regroupement familial pour les réfugiés, mais ce principe est inscrit dans le droit européen. La suspension des prestations sociales doit être envisagée également. Si nous ne le faisons pas, le courant migratoire va se poursuivre et cela n’est pas soutenable.
Publie le 17/02/2016, soit dix jours avant l’accord américano-russe sur le cessez-le-feu sur Der Spiegel Online
*Fabrice Balanche est Maitre de Conférences et Directeur de recherche à l’Université de Lyon 2. Il est actuellement chercheur invité au prestigieux think tank américain de politique étrangère » The Washington Institute for Near East Policy ». Il a vécu dix ans au Liban et en Syrie.