Non, le nu n’est pas interdit dans l’art arabe.
Voilà une exposition qui va bousculer bien plus d’une idée reçue. Non, le corps n’est pas un sujet tabou chez les artistes arabes. Non, le nu n’est pas interdit. Bien au contraire. Il est exploité, mis en scène, parfois avec bien plus d’audace que chez les artistes occidentaux et un sujet masculin plus présent. L’exposition « Le corps découvert » lève le voile sur un univers méconnu du public.
Institut du Monde arabe
L’IMA présente, du 27 mars au 15 juillet 2012, une grande exposition d’art moderne et contemporain sur le thème de la représentation du corps et du nu dans les arts visuels arabes. La représentation du corps dans les arts visuels arabes constitue une matière jusqu’ici ignorée, une sorte de terra incognita pour le moins inexplorée. On aurait ainsi pu s’attendre à ce que ces représentations n’existent pratiquement pas dans la peinture arabe ; or, à travers le corps, c’est tout un pan méconnu d’une riche iconographie qui vient à se découvrir.
C’est à cette quête et à cette découverte tout à la fois, que sera convié le public d’une exposition pleine de surprises, Le Corps Découvert. Cette exposition a pour ambition de rassembler, sur deux étages, une large sélection d’oeuvres et de médiums permettant d’aborder cette question de manière synchronique et diachronique à la fois.
De la même manière qu’il s’est pris naguère d’un intérêt soudain pour les artistes chinois ou les artistes indiens, le monde de l’art s’est récemment tourné vers les créateurs arabes. L’Institut du monde arabe, organisateur depuis vingt-cinq ans qu’il existe, de plus d’une centaine d’expositions d’artistes arabes ne peut, bien sûr, que se féliciter d’un engouement auquel il ne se sent certes pas étranger.
Avec Le Corps Découvert, l’IMA entend présenter à son public, une exposition qui, à travers ce thème ample, complexe et fondamental à la fois, embrasse tout un siècle de peinture arabe ou, plus exactement, de pratique des arts plastiques. Car lorsque l’on parle ici de peinture, on entend le mot dans l’acception européenne ou occidentale du mot, bien évidemment, c’est-à-dire, selon celle qui est désormais reçue sur la scène internationale, à présent mondialisée.
En effet, les artistes arabes, pas davantage que les artistes chinois ou indiens, n’ont attendu de maîtriser la peinture telle que la définissent les canons européens pour se livrer à la création artistique, les uns comme les autres ayant derrière eux de très nombreux siècles de pratique à cet égard, de l’architecture à la musique, de la sculpture à la poésie.
Si le portrait à l’européenne était en vogue, dès la fin du XVIIIème siècle à la cour du grand sultan ottoman comme ensuite à celles de différents monarques de pays arabes, et si la technique en était maîtrisée par quelques peintres autochtones, la pratique de ce qu’il est convenu d’appeler la peinture « de chevalet », dans le monde arabe, ne remonte guère avant les dernières décennies du XIXème siècle. C’est à partir de cette époque que de jeunes créateurs arabes, Libanais ou Egyptiens le plus souvent, entreprennent ce « grand tour » qui les menait en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre et au cours duquel ils s’initiaient et se perfectionnaient, d’ateliers en ateliers, aux arcanes des beaux arts.
Parmi les techniques et les thématiques que ces artistes se voyaient inculquer en Europe, figurait, telle une discipline à part entière, celle du nu, peinture d’après modèle vivant qui constituait l’un des fondements de l’enseignement académique. Seuls certains d’entre eux, tels les Libanais Khalil Saleeby, Georges Daoud Corm et Moustafa Farroukh ou l’Egyptien Georges Hanna Sabbagh ont fait de la représentation du corps un motif récurrent, dans lequel ils trouvaient matière à travailler la question picturale – rien n’étant plus difficile à peindre que la chair –, mais aussi matière à évoquer sensualité et érotisme, moteurs essentiels de la création s’il en est.
De même qu’on s’est abstenu de pourchasser dans l’oeuvre de tous les peintres arabes d’envergure, le nu qu’ils auraient forcément commis à un moment ou à un autre de leur parcours, il ne nous a pas semblé utile non plus de rechercher dans l’histoire de l’art arabe, pour les placer en perspective avec des créations contemporaines, telle miniature détaillant une scène de hammam, telle icône exaltant le supplice d’un martyr, telle illustration peinte sur une page d’un traité de médecine, au prétexte que les corps montrés là étaient des corps nus. Et cela pour la raison que les oeuvres des artistes présentées dans cette exposition, on l’a dit en commençant, viennent bien plutôt s’inscrire dans une autre continuité, plus universelle, celle de l’art moderne et contemporain.
Ce qui nous intéresse, ce sont, d’abord, les travaux des peintres qui ont réfléchi sur la question au point que le nu vienne à constituer un pan de leur oeuvre, ainsi qu’on en a cité quelques uns. Ces peintres, pour pratiquer d’abord selon les enseignements reçus, vont tenter peu à peu de répondre à leur manière aux modèles classiques européens. Le nombre d’artistes se multipliant parallèlement au développement des écoles d’art, les générations «pionnières» de la peinture laissent progressivement place à de nouvelles expressions plastiques émancipées des influences et des contraintes. Les regards portés par ces artistes se diversifient, s’individualisent. Au centre de la réflexion de nombre d’entre eux vient se placer la question de l’orientalisme. Ceux qui ont accompli le « grand tour » n’ont pas manqué d’être ébahis par les clichés orientalistes que distille l’Europe à l’époque.
Vu d’Europe, en effet, l’Orient ressemble à une page des Mille et Une Nuits traduite par le Docteur Mardrus. Les fantasmes qu’entretient l’Occident à l’égard de sociétés orientales, peuplées de harems, où les plaisirs sont licites et débridés, voluptueux et parfumés, pour être éloignés de la réalité n’en ont pas moins la vie dure. C’est sans doute pour cette raison que des artistes orientaux, tels Mahmoud Saïd dès les années 30 et 40, vont commencer par composer avec ces inébranlables stéréotypes, introduisant pourtant dans leurs toiles un léger tremblé, une sorte de vibration rendant un son nouveau.
Plus tard, beaucoup plus tard, à la fin du XXème siècle ou au début du XXIème, ces précautions ne seront plus de mise et laisseront la place à l’expression d’une forte dérision – comme dans la toile de Sundus Abdul Hadi, Innana in Damascus (2008) –, parfois non dépourvue d’une certaine tendresse, comme dans la très belle série de photographies de Halida Boughriet, Mémoire dans l’oubli (2009-2010).
De sorte à permettre certains rapprochements fructueux, on a fait le choix de ne pas procéder de manière chronologique, mais de présenter les oeuvres selon un parcours où viennent à se succéder une série d’entrées thématiques en liaison directe avec le corps : la beauté, le corps souffrant, le désir… Si, il y a un siècle, peu de créateurs arabes faisaient choix de placer la représentation du corps dénudé au centre de leur oeuvre, on constate en revanche, depuis quelque vingt ou trente ans, depuis que la scène artistique internationale s’est mondialisée, une propension des créateurs arabes à s’emparer du sujet-corps bien plus forte qu’elle n’existe, par exemple, chez les peintres chinois, indiens ou belges, pris dans leur ensemble. Ce simple constat suffirait en lui-même à justifier la tenue d’une exposition dont la seule ambition est de dégager les contours, s’ils existent, d’une vision ou d’une appréhension arabe du corps.
La nudité du corps a toujours constitué pour les religions – à tout le moins, pour les religions monothéistes – une sorte de point aveugle, de trou noir, d’indicible. Evoquant « la répugnance instinctive pour tout ce qui est forme vivante des peuples monothéistes modelés par le désert », Elie Faure ajoute, dans son Histoire de l’art, que « la religion ne comprime l’instinct qu’aux époques de déchéance. Aux époques de force, l’instinct l’entraîne où il lui plaît d’aller ». On sait Huguette Caland, Self Portrait, 1973, huile sur toile que, dans le monde arabe, la religion dominante alterne périodes d’ouverture et de fermeture, selon un tempo de pendule, une fois dans un sens, une fois dans l’autre, avec une relative régularité depuis quatorze siècles. Les vingt ou trente dernière années ayant plutôt été à la fermeture, on peut comprendre, que les artistes, quand ils le pouvaient, se soient employés, comme c’est leur rôle, à tenter de faire se fissurer ce qu’ils pouvaient ressentir comme un carcan difficilement tolérable. On peut, peut-être, trouver là, dans cette circonstance, un début d’explication à cette récurrence récente du thème du corps chez les artistes originaires du monde arabe. On a retenu quelque soixante-dix artistes et quelque deux cents oeuvres pour figurer dans cette exposition. On nous fera, bien sûr, grief d’avoir oublié plusieurs créateurs majeurs et d’avoir inclus dans notre choix quelques artistes de second ordre. C’est la règle du jeu. Ce que l’on souhaite, c’est que cette exposition soit aussi de nature à dissiper certaines idées toutes faites relatives au monde arabe, sans doute aussi tenaces et erronées que les clichés d’il y a un siècle…
Sundus Abdul Hadi, Tamara Abdul Hadi, Adel Abidin, Inji Afflatoun, Aram Alban, Shadia Alem, Abdel Hadi Al- Gazzar, Sama Alshaibi, Mohand Amara, Ghada Amer, Mamdouh Ammar, Angelo, Antranik Anouchian, Asaad Arabi, Muhamad Arabi, Muhamad Muri Aref, George Awde, Armenak Azrouni, Dia Azzawi, Ismaïl Bahri, Baya, Farid Belkahia, Mahi Fouad Bellamine, Binebine, Zoulikha Bouabdallah, Meriem Bouderbala, Halida Boughriet, Nabil Boutros, Katia Boyadjian, Huguette Caland, Chaouki Choukini, Georges Daoud Corm Murad Daguestani, Kamel Dridi, Nermine El Ansari, Ibrahim El Dessouki, Zena El Khalil, Mohammad El Rawas, Adel El Siwi, Salah Enani, Touhami Ennadre, Tarik Essalhi, Rania Ezzat, Moustafa Farroukh, Sakher Farzat, César Gémayel, Gibran Khalil Gibran, Azza Hachimi, Farid Haddad, Mehdi Halim Hadi, Naman Hadi, Ahmed Hajeri, Taheya Halim, Youssef Hoyek, Hayv Kahraman, Amal Kenawy, Mahmoud Khaled, Majida Khattari, Mehdi-Georges Lahlou, Hussein Madi, Maroulla, Fatima Mazmouz, Sami Mohamed, Mahmoud Moukhtar, Laila Muraywid, Youssef Nabil, Malik Nejmi, Marwan Obeid, Omar Onsi, Mohamad Racim, Adli Rizkallah, Georges Hanna Sabbagh, Muhamad Sabri, Mahmoud Saïd, Khalil Saleeby, Mourad Salem, Mona Saudi, Ihab Shaker, Shawki Youssef , Habib Srour, Salah Taher, Mona Trad Dabaji, Van Léo, Ramsès Younan, Khalil Zgueïb, Lamia Ziadé, Hani Zurob.
Le catalogue Cette exposition est accompagnée d’une publication riche de textes et d’illustrations, de sorte à élargir l’approche iconographique par d’autres angles essentiels à la compréhension du sujet : la question de la représentation du corps dans les arts visuels arabes.