Dès la rentrée prochaine, le livre 12 Years a Slave (Esclave pendant 12 ans, par Solomon Northup, 1853) et le film du même titre seront utilisés pour l’enseignement de l’esclavage dans les établissement secondaires publics américains.
La décision de l’Association nationale des conseils scolaires (NSBA), commission qui fédère les différents conseils scolaires du pays, en a décidé ainsi. « Depuis que j’ai lu ce livre, je rêve de le voir enseigné dans les écoles », a déclaré Steve Mc Queen, réalisateur du film qui a déjà été couronné d’un Golden Globe et concoure aux Oscars où il est nommé neuf fois.
Cette décision de la NSBA qui laisse, toutefois, la liberté aux établissements scolaires d’intégrer ou non ces supports dans leur enseignement – et il sera intéressant de voir quels États jugeront utile de le faire – marque une étape dans la reconnaissance de ce crime contre l’humanité perpétré par les colons. Un crime qui a profondément marqué l’histoire et la culture des Etats-Unis jusqu’à nos jours.
Pourquoi avoir choisi l’histoire de Solomon Northup, qui était cet homme, né en juillet 1808 et qui fait l’actualité deux cents ans plus tard ? Métis afro-américain et fils d’un esclave affranchi, Mintus Northup, esclave de la famille Northum, Solomon Northup est né libre. Agriculteur et violoniste, il exploitait sa ferme à Hebron, dans l’État de New-York, lorsqu’en avril 1841, alors âgé de 32 ans, il rencontre Merrill Brown et Abram Hamilton. Deux escrocs qui, sous prétexte de contrat musical, l’enlèvent et le transportent à Washington où l’esclavage est toujours légal et où se trouve un des plus grands marchés d’esclave qui attire tout ce que le pays compte de chasseurs d’hommes. On est en plein boom du coton et le trafic d’humains est lucratif. Les Noirs libres n’y échappent pas. Solomon est vendu à James H. Birch popur 650$ avant d’être envoyé à la Nouvelle-Orléans.
Nous n’allons pas en dire davantage sur l’histoire de Solomon Northup ici, mieux vaut aller voir le film. Mais cette affaire fut exemplaire en ce sens que, malgré les soutiens à Solomon, celui des médias de l’époque, comme le New York Times, notamment, elle a dévoilé au grand jour les pratiques illégales des trafiquants d’esclaves, mais aussi les limites de la justice. C’est la publication du livre écrit avec un écrivain local blanc, David Wilson, qui a, également, permis d’arrêter les deux ravisseurs grâce à un témoignage incontestable. Ils furent jugés, sans être condamnés pour autant.
Nul ne sait quand et où Solomon Northup a disparu aux alentours de 1858. Marié et père de famille, actif dans le mouvement abolitionniste, sillonnant le pays pour donner des conférences sur l’esclavage, il s’était fait de nombreux ennemis. A-t-il été à nouveau enlevé et vendu, comme l’ont dit certaines rumeurs ? Nul ne le sait.
De 1608 à 1808, une importante population d’Afrique de l’ouest est débarquée de force sur les côtes nord américaines, seuls immigrants arrivés là contre leur volonté. C’est durant la guerre de Sécession se catalyse autour de la question de l’esclavage, avec un Nord anti-esclavagiste et un Sud qui utilise abondamment la main d’œuvre africaine. En 1865, c’est le Nord qui l’emporte, sans toutefois mettre fin à cette pratique, ni aux violences contre la population afro-américaine.
La naissance du Ku Klux Klan cette même année 1865, les lois dites Jim Crow, votées dans le Sud et prônant la ségrégation raciale dans tous les lieux publics, les écoles, les trains, les bus renforcent la division de la société américaine sur des bases raciales et installent les fondements d’une société raciste et ségrégationniste. Le 18 mai 1896, la Cour Suprême américaine de Justice, plus haute instance judiciaire aux Etats-Unis, rend l’arrêt Plessy v Fergjuson (n°163U.S537). Intitulé « Separate but equal », il permet aux États qui le désirent, d’appliquer des lois raciales à condition que les conditions offertes aux différents groupes ethniques – « les races » – soient les mêmes.
Ce qui, bien sûr, ne fut pas respecté alors même que le Congrès avait voté, dès 1868, le XIVè amendement dont la clause de protection égale (Equal Protection Clause) accordait la citoyenneté à toute personne née aux Etats-Unis, interdisait toute atteinte à la vie, la liberté, ou la propriété sans procédure légale, et imposait d’accorder à tous une même protection par la loi. Le XVè amendement (1870) attribuait le droit de vote à tous, y compris les anciens esclaves. Dès lors, l’histoire des Etats-Unis ne sera qu’une longue suite de violences, de violation des droits humains et, verra, en réaction, le développement des luttes antiracistes, avec, au début des années 1950, l’émergence du Mouvement pour les Droits civiques, et de personnalités comme Martin Luther King, assassiné le 4 avril 1968, à Memphis-Tennessee, dont le célèbre discours « I have a dream » prononcé le 28 août 1963 à Washington marquera l’histoire de l’humanité.
L’ abolition officielle des lois Jim Crow et l’arrêt Brown de la Cour suprême déclarant inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques, le 17mai 1954, rendu obligatoire le 31 mai 1955, ont marqué le début de la déségrégation. Il a fallu jusqu’aux années 1960 pour les faire appliquer, sans toute fois les éradiquer totalement. Et même l’élection du premier président noir, Barack Obama, n’a pas mis fin à l’idéologie de la suprématie de la « race blanche ». Par exemple, en Géorgie, région où les familles ségrégationnistes restent puissantes, le lycée de Little Rock refuse encore les Afro-Américains à sa fête de fin d’année. Un groupe de jeunes élèves issus de toutes les communautés se bat pour faire changer cet état de choses. En Alabama, la constitution stipule toujours que « des établissements scolaires distincts doivent être fournis pour les enfants blancs et les enfants noirs, et aucun enfant de l’une des deux races n’est autorisé à aller dans un établissement réservé à l’autre ». Et il a fallu attendre septembre 2013 pour que la discrimination sur le campus de l’université soit remise en question, avec l’affaire des « fraternités ».
D’après le Civil Rights Project de l’Université d’ Harvard, la déségrégation dans les écoles publiques a connu son apogée en 1988. Depuis, dans les faits, elles connaissent à nouveau une forte tendance à la « séparation ». Selon le démographe américain William H. Frey, « un diplôme universitaire est aujourd’hui le pilier fondamental pour trouver un travail. Or, les Afro-américains et les Latinos sont loin derrière les Blancs en termes de réussite. 13% des Hispaniques et 18% des Afro-américains ont un diplôme universitaire contre 31% chez les Blancs. »
La justice reste aussi marquée par cette idéologie, suivant trop souvent une ligne « ethnique ». Pour un même crime, un Afro-américain aura 30% de chances de plus d’être condamné qu’un « Blanc » et sa peine sera 10% plus longue. C’est ce qu’a rappelé l’affaire Trayvon Martin, en 2013, avec l’acquittement de George Zimmerman, meurtrier de ce jeune afro-américain tué en Floride, qui a relancé le débat sur la discrimination raciale. Des manifestations de protestation contre la décision des jurés et dénonçant un crime racial ont ébranlé les certitudes. « Il y a 35 ans, j’aurais pu être Trayvon Martin », a déclaré Barack Obama, parlant en tant que Noir, ce qu’il se refusait de faire jusque là. Le président américain s’est d’ailleurs davantage impliqué sur ces questions lors de sa seconde candidature et a été entendu puisqu’il a obtenu 90% des voix des afro-américains et plus de 70% de celles des Asiatiques et des Hispaniques.
Selon un sondage Reuters/Ipsos réalisé après le jugement, 40% des Blancs ne fréquentent que des Blancs. La fracture ethnique est particulièrement visible dans les treize États du Sud, mais pas seulement. Selon Ann Morning, sociologue à l’université de New-York, « elle est visible dans tout le pays. Notamment la ségrégation urbaine. » Elle cite l’exemple des agences immobilières qui orientent leurs clients en fonction de la couleur de la peau, faisant perdurer ainsi la division ethnique des zones urbaines.
On assiste, cependant, aujourd’hui à l’émergence d’une « nouvelle Amérique ». Bien que majoritaire, la population « blanche » est en décroissance significative et vieillissante. Le taux des naissances est inférieur à celui des décès selon le recensement de 2012, soit une baisse de 13%. En revanche le taux de natalité dans les communautés hispanique, afro-américaine et asiatique augmente (50,4% au total contre 40,6%). Des nouvelles « minorités majoritaires » apparaissent. La définition du « Blanc » par le Bureau américain des recensement est d’ailleurs intéressante : « Est un Blanc, une personne avec des origines d’Europe, du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord ». Les « Blancs » ne sont plus majoritaires au Texas, au Nouveau-Mexique, à Hawaï, dans le district de Columbia (Washington) et en Californie.
Selon le recensement, c’est la population asiatique qui augmente le plus rapidement. Définition par le Bureau américain des recensements : « Personne ayant des origine d’Asie du Sud-est, de l’est et du subcontinent indien, sans référence à la nationalité, mais aux origines ethniques, comme les Mong. » Ils sont 18,9 millions en 2012, avec une augmentation de 2,9% entre 2011 et 2012, et une progression constante et rapide.
Les Hispaniques ou « Personne de Cuba, Mexique, Porto-Rico, Amérique centrale et du sud ou d’autre origine culturelle et raciale espagnole », représentent une population de 53 millions, soit 17% de la population américaine totale. C’est aujourd’hui la première minorité, devant les Afro-Américains. Selon le BAR, ils pourraient représenter plus de 30% en 2050. Ils sont originaires du Mexique (63%), de Porto-Rico (9,2% et de Cuba ‘3,5%), principalement dans les États du sud-ouest.
Toujours selon le recensement de 2012, les Afro-américains, « personne ayant des origines noires-africaines ou afro-caribéennes, y compris les métisses », représentent 44,5 millions. Dans le district de Columbia (Washington), ils sont majoritaires (51,6%). Comparée aux populations d’origine asiatique et hispanique, héritière de l’esclavage et des lois raciales, c’est la plus touchée par le racisme ethnique et social. Aussi symbolique fut-elle, l’élection de Barack Obama ne peut cacher la réalité. Selon un sondage du Pew Research Center d’août 2012, 79% des Afro-Américains considèrent qu’il reste beaucoup à faire en matière d’égalité ethnique, contre 44 % des « Blancs ». 67% considèrent que le système judiciaire est biaisé en leur défaveur. Cependant, la classe moyenne noire a vu, aussi, ses effectifs multipliés par cinq en cinquante ans, et il y a aujourd’hui trois fois plus de jeunes noirs qui finissent l’enseignement secondaire, dix fois plus à obtenir un diplôme universitaire. Cela ne suffit pas, bien sûr. Et Solomon Northup et 12 Years a Slave arrivent à point pour relancer le débat et le rappeler.