Fondés par les Anglais au xviie siècle, peuplés au xixe siècle par les Européens du Nord, abritant un siècle plus tard les catholiques et les juifs d’Italie, d’Europe centrale et de l’Est, les États-Unis ont toujours été une terre d’accueil et de brassage. Les nombreux immigrants qui y arrivent, fuyant les persécutions politiques ou religieuses de leur pays, ou cherchant simplement une vie plus prospère, gardent généralement pour première image la statue de la Liberté, 46 mètres de cuivre et de fer forgé offerts par la France des droits de l’homme. Gravé sur son socle, un sonnet de la poétesse américaine Emma Lazarus rappelle à qui veut l’hospitalité de cette nation :
« Garde, Vieux Monde, tes fastes d’un autre âge / Donne-moi tes pauvres, tes exténués / Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres / Le rebut de tes rivages surpeuplés / Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête m’apporte / De ma lumière, j’éclaire la porte d’or ! »
Les nouveaux arrivants d’Amérique latine, en majorité mexicains, dont la première vague d’immigration remonte aux années 1960, ont droit à une tout autre image. Après un long voyage, aussi périlleux qu’incertain, ils font face non pas à une porte d’or, mais à une frontière de barbelés. Envolés leurs rêves de liberté et d’eldorado… Aujourd’hui leur existence, souvent passée sous silence car sans papiers, est loin d’être aussi florissante et gratifiante qu’ils l’avaient imaginée. Selon le dernier recensement, un quart de la population hispanique et un tiers de leurs enfants vivent sous le seuil de pauvreté. Une étude datant de 2007 établit que les Hispaniques ont deux fois plus de risques d’être incarcérés que le reste des Américains. Racisme, exclusion, humiliation sont leur lot quotidien.
Une réforme de l’immigration s’imposait. Votée le 27 juin dernier, après plusieurs mois de bataille législative, par un Sénat majoritairement démocrate (68 voix pour et 32 contre), cette réforme de 1 200 pages a bénéficié du soutien de quatorze élus… républicains. Si elle était définitivement adoptée par la Chambre des représentants, cette proposition de loi, qui reste imparfaite, accorderait le droit à la citoyenneté aux immigrés sans papiers sous trois conditions : qu’ils soient entrés sur le sol américain après le 31 décembre 2011, qu’ils n’aient pas de casier judiciaire et qu’ils paient une amende de 500 dollars.
Plus de 11 millions de personnes en situation irrégulière seraient concernées par cette réforme. Ainsi reconnues, elles pourraient obtenir un statut de résident provisoire qui leur permettrait de travailler et de voyager aux États-Unis, sans toutefois avoir accès à l’aide sociale. Puis elles seraient naturalisées à la fin d’une période transitoire d’au moins treize ans. Les enfants pourraient, de leur côté, obtenir la green card (carte de résident) valable cinq ans, et demander ensuite leur citoyenneté.
Ce texte a été rédigé par huit sénateurs, dont quatre républicains : Jeff Flake, Lindsey Graham, John McCain et Marco Rubio. Cela n’a pas empêché les conservateurs de s’y opposer, parfois violemment. Faisant preuve de xénophobie et d’une incapacité totale à prendre en compte le désarroi de ces populations émargées, ils ont agité la sempiternelle peur de l’étranger, un « envahisseur », un « drogué »… Exemple parmi d’autres, le sénateur ultra Jeff Sessions n’a rien trouvé de mieux que de déclarer que ce texte offrirait une amnistie à des hors-la-loi.
Dans la même veine, Mitt Romney, adversaire de Barack Obama à la présidentielle de 2012, avait lui aussi, à sa manière, proposé sa « bonne formule » : faire que les immigrés vivent dans des conditions tellement exécrables qu’ils décident eux-mêmes de partir. Une stratégie d’« auto-déportation » avait-il fièrement déclaré. C’est dire l’idiotie de celui qui, fort heureusement, aura perdu cette présidentielle… et n’aura capté au final que 27 % du vote hispanique, contre 71 % pour son adversaire démocrate.
Des immigrés… électeurs
C’est justement cet écart que certains républicains, l’œil rivé sur la prochaine présidentielle, voudraient réduire, quitte à aller à contre-courant de leur parti. « Les immigrés sont d’abord des électeurs », clament-ils… Premier d’entre eux, le sénateur John McCain incite aujourd’hui les puissantes associations patronales à peser activement sur l’adoption définitive de la réforme. Marco Rubio, l’un des quatre rédacteurs du texte, d’origine cubaine et pressenti comme un candidat possible en 2016, en est, lui aussi, un fervent défenseur. D’autres personnalités, hors Sénat, leur ont emboîté le pas : Jeb Bush, ancien gouverneur de Floride et frère de l’ancien président, tout aussi présidentiable, a exhorté les conservateurs à soutenir la nouvelle loi. Paul Ryan, président de la commission du budget à la Chambre, aux ambitions politiques communes, a fait de même.
La régularisation et le retour à la dignité de ces millions de personnes pourraient réduire le déficit américain de 197 milliards de dollars dans les dix prochaines années. Nombre d’entreprises américaines devraient en effet profiter de cette manne salariale : pour elles, « l’accès au marché du travail pour les immigrés est même une nécessité », a relevé le Wall Street Journal.
Pourtant, rien n’est gagné. Si l’équation électorale devrait logiquement encourager les républicains à voter en faveur de cette loi, celle-ci a peu de chances d’être avalisée par la Chambre des représentants, qui campe grossièrement sur ses positions réactionnaires, refusant surtout toute idée de régularisation des sans-papiers. John Boehner, président de ladite Chambre, a indiqué qu’il n’ouvrirait même pas la discussion si une majorité des républicains ne la soutenait pas. Ceux-ci tablent sur une nouvelle version du texte, davantage axée sur les questions de sécurité à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.
La réforme initiale prévoit, pour un coût global de 40 milliards de dollars selon le New York Times, la construction de quelque 1 000 kilomètres de nouvelles clôtures le long des 3 200 kilomètres qui séparent ces deux pays. Il propose d’y placer 20 000 nouveaux agents, portant leur chiffre à 38 000, un record. Il prévoit enfin d’installer dans ces zones de nouveaux appareils de surveillance, caméras, radars, détecteurs de mouvements, ainsi que des drones ! Révélation particulièrement inquiétante, ces drones seraient équipés d’armes « non mortelles », non pour surveiller l’immigration illégale, mais pour la freiner. Le gouvernement a nié ces allégations, mais de sérieux doutes subsistent.
Quoi qu’il en soit, les tergiversations des républicains risquent de peser lourd sur la réforme. Selon John Boehner, elles pourraient aller jusqu’à la fin de l’année, a-t-il prévenu. En vérité, nul ne sait vraiment ce qui sera effectivement signé et sous quelle forme. Il y a peu, on a pu voir l’incapacité du Congrès à voter la régulation des armes à feu, pourtant aussi nécessaire que salutaire. Entre l’entêtement et l’incompétence de la droite et l’impuissance et le manque de courage politique de la gauche, ce sont ainsi aujourd’hui plus de 11 millions de personnes qui voient leur avenir suspendu.