En marge du Sommet de Pékin, ANA (Africa News Agency) a interrogé Jean-Joseph Boillot, spécialiste de la Chine-Afrique, sur les enjeux de la rencontre et les dessous de cette coopération privilégiée entre l’Empire du milieu et le continent africain.

Jean-Joseph Boillot
Africa News Agency : Quels étaient les enjeux de ce Sommet ? Confirmer la place de la Chine, premier partenaire commercial de l’Afrique…
Jean-Joseph Boillot : Non, l’enjeu ne concernait pas que la Chine. Il y avait en fait un contexte d’urgence pour les deux continents. Du côté chinois, il s’agit de la guerre commerciale et même stratégique déclenchée par Donald Trump ces derniers mois et qui lui impose d’accélérer sa diversification à la fois économique et géopolitique. Et du côté de l’Afrique, il y a également urgence pour soutenir la reprise fragile de la croissance dans un contexte où la poussée de la jeunesse sans emploi devient véritablement dangereuse. C’est à mon sens la seule raison qui permette d’expliquer la présence de 53 chefs d’État et de gouvernement africains à Pékin.
La Chine va consacrer 60 milliards de dollars supplémentaires au développement économique des pays africains, a promis son président Xi Jinping, en ouverture du sommet Chine-Afrique à Pékin, dont 15 milliards sous forme de dons et de prêts sans intérêts, “sans contrepartie” assurent les autorités chinoises. Réellement ?
Attention comme toujours avec les effets d’annonce très politique. Le diable est en effet dans les détails. D’abord ce n’est pas un montant considérable en soi puisque la Chine a été capable cet été de débourser par exemple 44 milliards de dollars pour le seul rachat du groupe Suisse Syngeta et qu’elle aurait investi en Afrique près de 35 milliards pour la seule année 2017. Mais c’est évidemment important pour l’Afrique dont les besoins dans les seules infrastructures par exemple sont estimés à 50 milliards de dollars par an alors qu’elle peine pour l’instant à en réaliser une vingtaine de milliards.
Par ailleurs, on ne sait pas très bien quel est l’horizon de temps pour ces 60 milliards. Et d’autre part, vous avez totalement raison, la Chine ne prête pas sans contreparties. Elle est en réalité très exigeante, et de plus en plus exigeante même, sur les contrats signés qui sont toujours liés par exemple au profit de ses propres conglomérats. Ils comportent également des conditions drastiques de remboursement, notamment sous forme de garanties qui bien souvent obèrent la souveraineté des pays dans leurs ressources naturelles, leurs terres ou encore leurs installations portuaires. Sans compter les contreparties politiques avec l’exemple récent du Burkina Faso qui a dû cesser de reconnaître Taïwan pour bénéficier des financements de Pékin.
Pourquoi la Chine est devenue le partenaire privilégié des leaders africains ? Le partenariat est-il aussi Win Win qu’il n’y paraît alors que la dette du continent –près de 113 milliards d’euros de crédits – à l’égard de la Chine grossit…
Oui, la Chine est véritablement devenue un partenaire « privilégié » puisque la théorie économique nous dit que l’Europe devrait en réalité commercer trois fois plus que la Chine compte tenu de sa proximité géographique et historique. C’est d’ailleurs un paradoxe que ce soit finalement la Chine qui offre une véritable solution structurelle à la crise migratoire actuelle, largement liée au ciseau entre la croissance démographique et la croissance économique trop faible pour créer les emplois nécessaires aux millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail en Afrique.
En dehors de cette paralysie européenne, la raison tient largement à l’alignement des planètes entre la Chine et l’Afrique. Mais on ne dira jamais assez que la Chine a, en réalité, au moins autant besoin de l’Afrique que l’inverse pour poursuivre sa croissance, faire tourner ses usines, propulser sur le marché mondial, ses grands conglomérat d’État etc. La chine a absolument besoin de débouchés. Et les Africains sont évidemment très demandeurs de leur côté en produits bon marché et en financements importants et rapides pour construire leurs infrastructures du 21e siècle.
En ce sens, la synergie entre les deux est potentiellement gagnante-gagnante en effet. Mais un partage équilibré de ces gains suppose évidemment que le pouvoir de négociation des deux partenaires soit équilibré. Ce n’est pas toujours le cas, notamment pour les petits pays africains relativement enclavés ou dans des situations politiques fragiles, alors que d’autres comme le Nigéria -le premier partenaire africain de la Chine il faut le rappeler- disposent de beaucoup plus de marges de manœuvre. Il n’y a donc pas une seule configuration pour apprécier si c’est un jeu gagnant-gagnant. D’ailleurs, ce partage des gains est largement dans la main des Africains et les sociétés civiles sont de plus en plus regardantes sur les contrats signés avec la Chine comme on a pu le voir au Sénégal en Aout dernier.
En ce qui concerne l’endettement, attention aux faux débats. Le décollage soutenu de l’Afrique suppose bien évidemment des montants très importants d’investissement. Le vrai sujet est donc la soutenabilité de l’endettement et la qualité des projets. S’ils génèrent une croissance soutenable de l’ordre de 6 à 8 % par an, alors il n’y a aucun problème. D’autant que la Chine prête en général à long terme et que les taux d’intérêt sont plutôt raisonnables. Par contre, l’absence de transparence de la plupart des projets peut faire craindre certains dérapages comme j’ai pu le voir pour le métro d’Addis-Abeba ou la ligne de chemin de fer vers Djibouti extrêmement peu rentables pour l’instant.
Ceci dit, l’offre chinoise, qui associe technologie et financement, est aujourd’hui la plus compétitive …
Oui c’est probablement la plus compétitive et la Chine fait tout pour cela à l’image d’ailleurs de ses produits qui inondent les marchés mondiaux et pas seulement africains. Elle n’est pas devenue la première puissance commerciale du monde par hasard. Sur le savoir-faire et les transferts de technologie, les choses progressent un peu, sous la poussée des Africains d’ailleurs, et le sommet a démultiplié les programmes de formation offerts par la Chine. L’arbitrage entre la vitesse de réalisation des projets et celui de la formation est une question difficile, pour l’Afrique elle-même d’ailleurs.
Par contre, la vraie question pour un économiste est le dumping évident de la Chine qui peut se traduire par l’éviction totale de la concurrence créant alors une rente de monopole qui lui permette en réalité d’augmenter ses prix et ses conditions. C’est un vrai souci pour l’Afrique même si j’observe que les pays africains savent parfois faire jouer la concurrence quand c’est nécessaire, et même annuler des projets signés avec des entreprises chinoises accusées de corruption comme je l’ai vu en Tanzanie l’an dernier.
Pour les adeptes du « China bashing » je réponds souvent qu’ils prennent un peu trop les Africains pour des imbéciles et qu’ils cherchent plutôt à masquer leur propre paresse. A eux de relever le défi chinois avec des projets plus compétitifs et notamment plus intelligents comme par exemple le français Engie et ses modèles de centrales solaires off-grid qui marchent partout en Afrique. La Chine voit toujours tout en grand et de façon très centralisée alors que l’avenir de l’Afrique pourrait plutôt reposer sur des solutions simples et décentralisées. L’offre occidentale table trop souvent sur le mieux disant technologique et c’est probablement une erreur. Le rachat de Syngenta par les Chinois a en partie été motivé par son modèle sur l’Afrique ciblant les petits fermiers indépendants. Quand à savoir pourquoi les Suisses l’ont cédé aux Chinois, il faut leur demander…
Reste que la Chine-Afrique a également sa part d’ombre : la Chine est également est un des principaux fournisseurs d’armes de l’Afrique, y compris de pays en conflit…
Oh que oui ! La transparence est loin d’être le point fort de la Chine dans ses relations avec l’Afrique. Mais elle n’en a pas le monopole si on regarde la façon dont les Occidentaux ou la France en particulier opèrent. De même, si, à mon sens, la priorité est largement économique pour l’instant, la Chine est l’empire du jeu stratégique de GO. Son action s’inscrit dans une stratégie de long terme de conquête de territoires. Or la géopolitique est une réalité du monde d’aujourd’hui avec des rivalités de puissance que la Chine ne peut ignorer. Elle a une véritable diplomatie mondiale et l’Afrique avec ses 54 voix aux Nations Unies constitue une pièce essentielle pour toute superpuissance montante. Par ailleurs, les relations internationales ont toujours vu les commerçants, les prêtres et les militaires agir de concert. Pourquoi la Chine ferait-elle autrement ? C’est à la communauté internationale et donc aux Occidentaux aussi de montrer l’exemple et de s’entendre pour ne pas transformer le continent africain en véritable terrain de bataille surarmé. On n’en est là pas du tout hélas.
Comment la nouvelle stratégie de Pékin, la nouvelle route de la Soie, doit faire évoluer ce partenariat Chine-Afrique ?
Oh ! La route de la soie est un véritable serpent de mer qui n’a en réalité rien à voir avec l’Afrique. Mais c’est tout simplement un dada du Grand Xi (Jing Ping) comme on l’appelle aujourd’hui. Il a trouvé il y a quelques années un slogan qui flatte la fierté des Chinois, puisque cela rappelle un âge d’or de leur civilisation chinoise, mais j’y vois aussi la volonté pour mettre en cohérence la nouvelle stratégie chinoise du « Go global », c’est-à-dire s’affirmer comme la nouvelle superpuissance de demain face aux États-Unis.
Le fait d’inscrire l’Afrique dans cette logique « une route-une ceinture » signifie simplement que la Chine souhaite rationaliser un peu plus ses financements et ses projets pour faire des économies d’échelle car elle sent bien que ses réserves de change ont une limite. Ce faisant, elle indique bien que son ambition est véritablement planétaire en particulier dans tout l’hémisphère sud. D’ailleurs Pékin considère que l’Amérique latine s’inscrit aussi sur cette fameuse Route de la soie.
Comment les autres partenaires de l’Afrique, la France entre autre, s’adapte-t-il à cette concurrence chinoise ?
C’est bien la véritable question. Le China bashing est un peu le miroir de la faiblesse des Occidentaux et le bouc émissaire de leur incapacité à définir une véritable stratégie ambitieuse pour l’Afrique, et notamment des Européens. Non seulement l’Europe consacre beaucoup plus de moyens à se protéger de l’Afrique, mais elle y va en ordre dispersé comme l’ont montré les récents voyages de Theresa May et d’Angela Merkel sur le continent africain après les visites marquantes du président Macron en début d’année.
Il faudrait tout d’abord profiter de cette opportunité incroyable qu’est ce début de décollage de l’Afrique pour construire une nouvelle ambition européenne. Et la compétition chinoise pourrait tout à fait en être l’élément déclencheur. Aucun pays européen ne peut en effet isolément concurrencer la superpuissance chinoise, et la proximité géographique comme historique est un véritable atout de l’Europe.
Quant à la France, elle semble manifestement hésiter entre protéger son pré-carré et se lancer dans une aventure européenne. Au contraire même, un véritable lobby s’est créé en France pour suggérer un partenariat à trois avec l’Afrique et la Chine et quelques rencontres ont déjà eu lieu, sans grand succès d’ailleurs. Il aurait bien sûr fallu le faire avec nos autres partenaires européens. D’ailleurs les entreprises françaises que je connais parlent de cette coopération triangulaire comme un leurre tant la rigidité et la compétitivité chinoise sont avérées.
*Jean-Joseph Boillot, conseiller au club du CEPII et auteur de Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, éditions Odile Jacob, 2014.