La politique menée par Recep Tayyip Erdogan, qui préside aux destinées de la Turquie depuis 2002, rappelle étrangement les errements d’un lointain prédécesseur : Adnan Menderes.
Comme l’actuel trublion, Menderes était arrivé au pouvoir démocratiquement, à travers les urnes, sur un programme de rupture totale avec le kémalisme. Se démarquant de la traditionnelle neutralité de la Turquie kémaliste sur le plan international, il engagea son pays dans la guerre froide contre l’Union soviétique, le fait adhérer dès 1952 à l’Otan, devient un membre central du Pacte de Bagdad dirigé à l’époque contre l’Égypte nassérienne et la Syrie, qui adhéraient, elles, aux principes de la conférence de Bandoeng et du « neutralisme positif » face à Washington et Moscou. Il menace la Syrie voisine d’invasion, ce qui la poussa dans les bras de l’Union soviétique en 1957, puis de Nasser en 1958. Il se rapproche d’Israël et de la France coloniale dans sa guerre contre le peuple algérien. A l’ONU, la Turquie s’aligne systématiquement sur la position française. Elle vote contre l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’ONU de la question algérienne comme relevant de la décolonisation, estimant, contrairement à tous les autres pays musulmans, que c’est une affaire franco-française !
La politique anti-arabe de la Turquie menée par Menderes et, plus tard, par ses successeurs, ne s’est pas limitée à l’Algérie. Lors du conflit militaire entre la Tunisie indépendante sous Bourguiba qui voulait récupérer la base de Bizerte encore sous occupation française en juillet 1961, le régime turc s’est spontanément porté solidaire de la France coloniale.
De Menderes à Erdogan : une certaine continuité ?
Menderes mène une politique ultra-libérale caractérisée par la libération des échanges, de l’investissement et des crédits. La Turquie s’ouvre aux capitaux étrangers et privatise une partie des entreprises publiques. On promeut l’importation de marchandises étrangères (radio, télévision, automobile, textile), le niveau de vie global des Turcs augmente, ainsi que la richesse du pays. Mais avec l’arrêt des prêts et dons américains, les déficits explosent, l’endettement s’envole, obligeant Menderes à changer radicalement de politique pour éviter une faillite de l’État. C’est l’austérité, le retour de l’autoritarisme, voire de l’absolutisme, la répression de toute voix discordante dans les médias, l’épuration de l’administration, de la justice, de l’armée et l’interdiction des meetings publics.
Il ne s’agit là que de quelques exemples des dérives, des comportements populistes et démagogiques qui avaient caractérisé la politique du grand écart menée alors par Menderes de 1950 jusqu’en 1960, année où il est destitué par l’armée turque qui le condamne à mort pour « violation de la constitution ». Un scénario auquel Erdogan a échappé de justesse, en 2016, avec l’avortement du coup d’Etat militaire qui lui avait permis de mener des purges massives au sein de l’armée, de l’administration, de la justice et des médias. Pas moins de 50 000 arrestations de putschistes présumés, de 100 000 fonctionnaires licenciés ! Il en a profité aussi pour purger son parti, l’AKP, de tous ses adversaires supposés ou réels et instaurer un régime présidentiel concentrant entre ses mains tous les pouvoirs au prix d’un amendement constitutionnel à la limite de la légalité.
Cette dérive autoritaire s’accompagne d’une érosion grandissante de sa popularité. On l’a constaté en avril 2019 avec la perte d’Istanbul, la capitale économique de la Turquie, sa ville natale, celle qui lui a servi pendant un quart de siècle de tremplin pour s’emparer du pouvoir et s’y incruster. Le nouveau maire Ekrem Imamoglu à peine investi, avait promis « la fin des extravagances et de l’arrogance » !
Cette cinglante défaite doublée de la perte des principales villes du pays dont Ankara et Izmir, et d’une crise financière sans précédent, loin de ramener l’histrion islamo-nationaliste à plus de réalisme, n’a fait que le rendre plus hystérique et incontrôlable à la fois sur le plan intérieur et extérieur.
De « zéro problème avec les voisins » à « zéro voisin sans problème » !
Si la politique de « zéro problème avec les voisins », prônée dès 2001 par l’ancien mentor d’Erdogan, Ahmet Davutoglu, dans son livre Profondeur stratégique, avait, dans les premières années du règne de l’AKP (Parti de la justice et du développement) séduit quelques naïfs, force est de constater qu’elle prête aujourd’hui à sourire. Cette politique devait permettre à la Turquie d’accéder au rang de puissance globale en consolidant son rôle de pôle régional, notamment en établissant des relations étroites avec les pays arabes qui l’entourent. Près de deux décennies après, le bilan est désastreux.
Non seulement Erdogan est aujourd’hui en conflit larvé avec son ancien théoricien Davutoglu, mais il est aussi face à une montagne de conflits et de guerres avec tous ses voisins, proches ou moins proches. Le « zéro problème » s’est mué en « mille et un problèmes » avec presque tout le monde. Ou, comme l’écrivait ironiquement l’Express dans son numéro du 19 janvier 2016, la doctrine du « zéro problème avec les voisins » s’est transformée en « zéro voisin sans problème » !
Pour le spécialiste de la Turquie à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Jean-Baptiste Le Moulec, Ahmet Davutoğlu cité à un moment comme possible dauphin d’Erdogan, a en fait, comme ce dernier, « une vision simpliste et binaire du monde divisé entre musulmans et non musulmans ».
Inutile de dresser un inventaire à la Prévert de tous ceux qui sont tombés dans le piège de cette arnaque géopolitique promue par Erdogan et ses acolytes. La Syrie, qui a eu le malheur, dans son souci de rééquilibrer son alliance avec l’Iran chiite, de recourir à un partenariat avec la Turquie, dite « sunnite », s’en mord les doigts. Elle a découvert, à ses dépens, que derrière la vision modernisatrice du régime turc qui se présentait comme promoteur d’un islam réconcilié avec la modernité et la tolérance, et ouvert sur l’Europe, se cachait la stratégie de reconquête du monde arabo-islamique, se servant de la confrérie des Frères musulmans et des groupes terroristes qui en sont dérivés. Ainsi, après avoir échoué à convaincre le président syrien Bachar al-Assad d’intégrer des Frères musulmans dans le pouvoir, il a déclaré une guerre sans merci à ce pays n’hésitant pas à recruter, équiper et financer la myriade de groupes terroristes et islamistes qui y sèment la terreur.
La résilience de l’Etat et de la société syriennes face au plan islamiste turc, et l’entrée en action de l’allié russe – qui avait déjà sauvé la Syrie en 1957 de l’invasion annoncée par Adnan Menderes, ont calmé, provisoirement, les ardeurs bellicistes d’Erdogan. Car sur le terrain, le rapport de forces n’évolue pas en faveur de ses protégés et complices. L’armée loyaliste n’est plus aujourd’hui qu’à quelques kilomètres d’Idlib, la capitale de la province du même nom. Faisant semblant de courir à leur secours, pour désamorcer la pluie de critiques sur son double jeu et son prétendu lâchage des rebelles islamistes, Erdogan envoie son armée d’occupation barrer la route à l’avancée de l’armée syrienne et de ses alliés vers le verrou stratégique de Saraqib. L’accrochage meurtrier qui s’ensuivit, provoquant la mort de soldats turcs, ouvre la voie à une nouvelle redistribution des cartes, voire à un conflit direct avec la Russie. Si impulsif soit-il, Erdogan aura-t-il la témérité de franchir ce pas, tant les intérêts mutuels de Moscou et Ankara sont désormais imbriqués et considérables ? Il ne lui reste que les gesticulations et les fanfaronnades pour calmer la colère de ses protégés terroristes dans leur réduit d’Idlib. Mais plutôt que de jouer le jeu du réalisme et de mettre en application ses engagements pris à Astana et à Sotchi, il y a plus de trois ans, de mettre hors d’état de nuire les groupes terroristes assiégés dans ce minuscule territoire, et d’œuvrer à une sortie de crise basée sur la réconciliation nationale, la lutte contre le terrorisme, et le retrait de tout le territoire syrien, il a eu l’outrecuidance d’invoquer le droit de poursuite prévu par l’accord d’Adana signé entre les deux pays, en 1998, et que la Turquie n’a fait qu’ignorer depuis 2011.
La réaction officielle syrienne à ces divagations n’a pas tardé. Les mensonges d’Erdogan à propos de l’accord d’Adana, qu’il piétine tous les jours, déclare l’agence officielle syrienne Sana, montrent à quel point la Turquie viole ses propres engagements qu’elle avait pris en vertu de l’accord d’Adana qui consistait à assurer la sécurité des frontières entre les deux pays, et « qui vise en fait à lutter contre le terrorisme ».
Cela démontre sans équivoque le peu de cas que le dirigeant turc fait, non seulement des accords internationaux passés et du droit international, mais aussi des engagements récents pris à Astana et à Sotchi.
Erdogan et la « syrianisation » de la Libye
Son manque à la parole donnée et aux engagements pris s’étend, aussi étonnant que cela puisse être, à ses propres supplétifs et obligés terroristes à qui il avait promis la victoire en Syrie. Il leur fait miroiter désormais une autre « victoire », dans la Tripolitaine cette fois-ci. A en croire Ahmed Mesmari, le porte-parole de l’Armée nationale libyenne commandée par le maréchal Khalifa Haftar, la Turquie poursuit, parallèlement à son occupation du territoire syrien dans l’Est, le Nord et dans le réduit d’Idlib, le transfert de mercenaires syriens vers la Libye. Ils seraient au nombre de 2 500, avec un objectif final de 6 000 combattants.
Inutile de dire que ces départs forcés orchestrés par Erdogan sont ressentis comme « une véritable trahison » par la population syrienne dans le nord de la Syrie. Certains l’accusent même de double trahison : d’abord en les laissant tomber à Idlib, et ensuite en les transformant en chair à canon en Libye, au service des Frères musulmans.
Isolé du monde arabe dont il ambitionnait le leadership, ne comptant plus que sur les Frères musulmans et leur bienfaiteur qatari pour sauver ce qui peut encore être sauvé de son crédit évanescent, la Turquie islamiste se rabat sur le front libyen pour continuer à exister diplomatiquement. Cela étant, elle ne fait que multiplier le nombre de ses ennemis et adversaires. L’axe de ses ennemis s’élargit jour après jour. Hormis la Syrie qui est en guerre directe avec elle depuis 2011, l’Égypte de Sissi, qui voit rouge et combat de toutes ses forces la constitution d’un sanctuaire frèriste à Misrata et Tripoli, la majorité des pays du Golfe – à l’exception notable du Qatar – l’Union européenne, notamment la Grèce et Chypre et les pays du Maghreb rejettent en bloc les ingérences turques en Libye. La Tunisie et l’Algérie ont réaffirmé leur refus catégorique d’un quelconque rôle turc dans le conflit libyen. Erdogan est considéré, en effet, comme juge et partie, voire un pompier pyromane.
Impénitent pêcheur en eaux troubles
Lors de sa rencontre avec le président algérien fraîchement élu, Abdelmadjid Tebboune, le président turc, faisant semblant d’ignorer la sensibilité des questions mémorielles entre l’Algérie et la France, a cherché à les instrumentaliser en y jetant de l’huile sur le feu.
Oubliant les divers génocides perpétrés par l’Empire ottoman et plus tard les Jeunes Turcs contre les Arméniens, les Assyriens, les Kurdes, les Arabes et les Grecs, Recep Tayyip Erdogan, a déclaré avoir discuté avec son homologue du passé colonial et génocidaire français en Algérie, allant jusqu’à avancer un chiffre imaginaire de cinq millions d’Algériens assassinés par la France en 132 ans de colonisation !
Mal lui en a pris. Il a été sèchement rappelé à l’ordre. Le ministère algérien des Affaires étrangères a immédiatement recadré le récidiviste turc dans un communiqué officiel exprimant sa surprise face à « une déclaration faite par le Président turc Erdogan… attribuée au président de la République Abdelmadjid Tebboune». «Les déclarations d’Erdogan ne participaient pas aux efforts consentis par l’Algérie et la France pour régler les problèmes de mémoire». Autrement dit : occupez-vous de vos affaires.
Cette prise d’armes n’est pas sans rappeler les précédents commentaires acerbes de l’ancien Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia (actuellement en prison dans le cadre de la chasse aux sorcières contre les anciens piliers du régime de Bouteflika) contre Erdogan sur le même sujet à l’occasion de la visite de ce dernier à Alger en janvier 2012.
Voulant répliquer à l’adoption, en 2011, par le parlement français d’une loi reconnaissant le génocide arménien par l’Empire ottoman, Erdogan avait accusé à son tour la France d’avoir perpétré un génocide en Algérie. Pour rappel Emmanuel Macron a reconnu, lors de sa campagne présidentielle en 2017, que « la colonisation fait partie de l’histoire française et c’est un crime contre l’humanité », alors qu’Erdogan et tous ses prédécesseurs ont catégoriquement refusé de reconnaître les massacres qu’ils avaient commis contre leurs minorités.
La réplique de l’ancien Premier ministre de Bouteflika à Erdogan, alors simple Premier ministre, mérite d’être rappelée pour rafraîchir la mémoire de certains amnésiques.
« Chacun est libre dans la défense de ses intérêts, mais personne n’a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce». La Turquie, a-t-il rappelé, «avait voté à l’Onu contre la question algérienne de 1954 à 1962» pendant la guerre d’indépendance contre la France. «La Turquie qui était membre de l’Otan pendant la guerre d’Algérie, et qui l’est encore, avait participé comme membre de cette Alliance à fournir des moyens militaires à la France dans sa guerre en Algérie», avait-il conclu.
Peut-on encore faire confiance à un pays qui se présente comme « ami » du monde arabe et musulman, un « ami » qui a fait, et qui fait encore, tant de mal à ce monde ?
Majed Nehmé
Cet article est également publié en anglais dans l’hbdomadaire londonien The Arab Weekly le 10 février 2020.