Quelle mouche a donc piqué le président turc Recep Tayyip Erdogan pour donner l’ordre d’abattre un avion de guerre russe, un SU-24, à l’intérieur du territoire syrien ?
S’agit-il d’une initiative mûrement réfléchie pour protéger ses amis, des groupes armés syriens, notamment turkmènes, qui battaient en retraite depuis l’entrée en action de l’aviation russe ? Chercherait-il à impliquer l’Otan, dont la Turquie est un membre central, dans le bourbier syrien ? Si c’est bien ce qu’il cherchait, force est de constater que le résultat escompté est loin d’avoir été atteint. Du moins jusqu’à maintenant. Ce « coup de poignard dans le dos », pour reprendre la propre expression du président russe Vladimir Poutine lors de sa rencontre, le jour même, avec le roi jordanien Abdallah II à Sochi, aura fait plus de mal à la Turquie qu’à la politique russe en Syrie. Les fiefs des protégés turkmènes et autres groupes salafistes sont en train de tomber, les uns après les autres, entre les mains de l’armée syrienne et ses alliés. L’Otan, elle, est dans l’embarras et n’a manifestement ni la volonté et encore moins les ressources pour se laisser entraîner dans une guerre planétaire qu’elle n’a pas programmée, afin de sauver la face d’un Erdogan devenu incontrôlable.
On le sait, depuis le déclenchement de la crise syrienne en mars 2011, la Turquie islamiste, soutenue par le Qatar, a cherché à convaincre le président syrien de faire participer les Frères musulmans au pouvoir. Les détails de cette stratégie viennent d’être révélés, documents inédits à l’appui, dans un tout récent livre écrit par notre confrère Sami Kleib paru en novembre chez l’éditeur libanais Al-Farabi. Devant le refus de Bachar al-Assad d’une telle injonction, la Turquie ouvre ses frontières à tous les djihadistes de la planète pour déstabiliser le régime séculier du Baas, allié à la fois à la République islamique iranienne et à la Russie.
On y compte aujourd’hui quelque 30 000 combattants étrangers venus des quatre coins du monde répartis entre le mal nommé État islamique, le Front al-Nosra, la filiale officielle d’Al-Qaïda en Syrie, et une myriade de groupes à l’idéologie salafo-wahhabite.
Contre toute attente, l’État syrien trébuche mais ne tombe pas. Il a résisté grâce à l’armée nationale, aux forces populaires auxiliaires syriennes qui l’accompagnent, au Hezbollah libanais et à l’Iran. Le soutien politique et logistique de la Russie et de la Chine a également contribué à sauver l’État syrien d’un effondrement programmé.
Au début 2015, sentant le vent tourner, la Turquie met toutes ses forces dans la balance pour atteindre son objectif initial : la chute du régime. Des milliers de combattants franchissent la frontière turque pourasséner des coups très durs à l’armée. La ville d’Idleb,frontalière de la Turquie, tombe dans l’escarcelle d’Al-Qaïda fin mars 2015. D’autres bastions du régime tomberontun peu partout dans le pays sous les coups combinésdes protégés d’Erdogan et de Daech : dans le Sahl al-Ghab au centre, Palmyre au cœur du désert, les provincesd’Alep, d’Idleb au nord, et la province de Deraa frontalièrede la Jordanie.
Pour la première fois, le risque d’une chute de Damas et d’un éclatement de la Syrie n’est plus une simple vue de l’esprit. C’est à ce moment que la Russie, en concertation avec l’Iran, se décide à intervenir directement dans le conflit pour éviter une telle issue catastrophique pour la Syrie, la région et la Russie elle-même. Poutine prend la décision de faire intervenir massivement son aviation. Il n’est plus exclu, à la suite du « coup de poignard dans le dos » d’Erdogan, de voir bientôt des troupes russes au sol.
Quelques semaines après l’intervention, les djihadistes sont sur la défensive. Dans un entretien accordé à la chaîne de télévision chinoise Phoenix TV, le président Bachar al-Assad affirme qu’un mois après l’entrée en action de l’aviation russe, « l’armée syrienne a progressé dans de nombreuses zones sur le territoire syrien » et « les groupes terroristes [ont] reculé et pris la fuite par milliers vers la Turquie puis vers d’autres pays ».
Erdogan, en cherchant à ressusciter la « politique du bord du gouffre » chère à un certain John Foster Dulles,qui symbolisa le mieux les excès de la guerre froide dansles années 1950, se trompe d’époque. Certes, Obama etl’Otan ne pouvaient qu’exprimer leur « soutien » à laTurquie dans son bras de fer avec la Russie. Mais ce n’estpas ce qu’attendait le président turc, qui se sent désormaisson seulement isolé, mais pointé du doigt comme leprincipal soutien au terrorisme. L’appui occidental à sespires ennemis, les Kurdes, ne lui a pas échappé. Désormais,la Russie, outre les mesures coercitives militaires,politiques et économiques qu’elle a déjà annoncées, vasoutenir à fond les combattants kurdes syriens du PYD etturcs du PKK. Ce n’est qu’une mesure de représailles,parmi tant d’autres, au soutien d’Erdogan aux milliers decombattants tchétchènes qui sévissent dans le nord de laSyrie, venant de Turquie.
Certes, ces mesures de rétorsion sont à double tranchant. Nous ne pensons pas que la Russie, confrontée aux sanctions occidentales en raison de l’Ukraine et de la Crimée, cherche réellement à se couper radicalement de la Turquie. Ankara a aussi tout à perdre d’une rupture économique avec Moscou. Le montant des échanges entre les deux pays s’élève actuellement à près de 40 milliards de dollars (énergie, tourisme, services, investissements directs). Erdogan avait l’ambition de les porter à 100 milliards de dollars à l’horizon de 2023. Pour arrêter la casse, il n’a d’autre choix – comme d’ailleurs la plupart des dirigeants occidentaux – que de reconnaître sa défaite en Syrie. Un tel aveu est certes douloureux pour son orgueil démesuré, mais c’est le seul qui s’impose. Car les conséquences géopolitiques et économiques de la crise syrienne sur la Turquie sont désormais désastreuses.
La Russie, seule puissance qui a une vision constante vis-à-vis de la Syrie et de la lutte antiterroriste, ira jusqu’au bout. Elle a réussi à faire adopter par les autres puissances que, désormais, le seul ennemi est le terrorisme représenté par Daech, Al-Qaïda et leurs franchisés. À la conférence de Vienne, la condition du départ du président syrien comme préalable a été abandonnée. Désormais il n’est plus question de transition, mais d’un gouvernement d’union nationale. Moscou et Washington exigent aussi le maintien de l’État syrien dans sa nature « laïque ».
Didier Billon, l’un des meilleurs spécialistes français de la Turquie à l’Iris, ne pense pas que l’incident du SU-24 va radicalement changer la donne. Dans un entretien au quotidien La Provence, il explique : « La Turquie a pris conscience en janvier du danger que Daech représentepour elle, d’où les arrestations massives de djihadistes,y compris turcs. Aujourd’hui, Ankara soutient unautre groupe anti-Bachar, l’Armée de la conquête – dontle Front al-Nosra [filiale d’Al-Qaïda] est un membreessentiel – régulièrement visé par les Russes. Se voyantde plus en isolée concernant l’avenir de Bachar, Ankarasurréagit. Pourtant, les Turcs, comme les Français l’ontfait, n’auront d’autre choix que d’évoluer sur la questionde son départ. »
Pour se maintenir au pouvoir, Erdogan est contraint de changer et de reconnaître qu’il a perdu son pari d’aller « prier dans la grande mosquée des Omeyades » une fois Bachar al-Assad renversé et installé un régime islamiste dominé par ses protégés, les Frères musulmans. Il n’est d’ailleurs pas à un premier retournement de veste près.
N’était-il pas, avant la vague des mal nommés printemps arabes de 2011, le « meilleur ami » du président syrien Bachar al-Assad et du guide libyen Mouammar al-Kadhafi, qu’il a poignardés dans le dos de la même manière qu’il vient de le faire avec son « ami » Poutine ?
Erdogan le caméléon est acculé à changer pour ne pas être « changé », tant il a fait du mal à son peuple d’abord, mais aussi à tous les peuples de la région.
Edito à retrouver dans le numéro d’Afrique Asie de décembre 2015.