
– Portrait d’Emmanuel Todd paru dans le Figaro. Todd est présenté par son intervieweur, Alexandre Deveccio, comme « un penseur scandaleux pour les uns, intellectuel visionnaire pour les autres, « rebelle destroy » selon ses propres termes ». Au-delà de l’affrontement militaire, Todd, en anthropologue, insiste sur la dimension idéologique et culturelle de cette guerre en Ukraine et sur l’opposition entre l’Occident libéral et le reste du monde acquis à une vision conservatrice et autoritaire. Les plus isolées ne sont pas, selon lui, ceux qu’on croit. »
Le Figaro publie un entretien avec le célèbre anthropologue Emmanuel Todd.
Emmanuel Todd : « La Troisième Guerre mondiale a commencé » (https://urlz.fr/kqHz)
Par Moon of Alabama
« La troisième guerre mondiale a commencé » est sa nouvelle thèse. Todd est assez célèbre pour avoir prédit correctement la dévolution de l’Union soviétique bien avant qu’elle ne se produise. Il était assez seul à l’époque.
J’ai déjà publié un article sur les prédictions ultérieures de Todd pour les États-Unis et l’Europe, qui semblent toujours exactes (https://www.moonofalabama.org/2008/12/emmanuel-todd-on-europe.html). Je l’ai également cité dans un article sur le déclin social en tant que problème de sécurité nationale (https://www.moonofalabama.org/2018/11/seeing-social-decline-as-a-national-security-threat-may-change-conservative-policies-.html).
Malheureusement, l’article du Figaro est payant. Mais Arnaud Bertrand nous a fait la faveur de traduire l’essentiel. Voici son texte légèrement modifié :
Arnaud Bertrand @RnaudBertrand – 15:42 UTC – 13 janv. 2023 (https://twitter.com/RnaudBertrand/status/1613924570725244928?ref_src=twsrc%5Etfw)
Emmanuel Todd, l’un des plus grands intellectuels français actuels, affirme que la « troisième guerre mondiale a commencé. »
Voici les points les plus importants de cette interview passionnante.
Il affirme qu' »il est évident que le conflit, qui a commencé comme une guerre territoriale limitée et qui est en train de se transformer en une confrontation économique globale entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie et la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale. »
Il estime que « Poutine a commis très tôt une grosse erreur, à savoir qu’à la veille de la guerre, [tout le monde voyait l’Ukraine] non pas comme une démocratie naissante, mais comme une société en décomposition et un « État failli » en devenir. […] Je pense que le calcul du Kremlin était que cette société en décomposition s’effondrerait au premier choc. Mais ce que nous avons découvert, au contraire, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un nouveau type d’équilibre, et même un horizon, un espoir. »
Il dit partager l’analyse de Mearsheimer sur le conflit : « Mearsheimer nous dit que l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par les militaires de l’OTAN (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc membre de facto de l’OTAN, et que les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais l’Ukraine dans l’OTAN. De leur point de vue, les Russes sont donc dans une guerre défensive et préventive. Mearsheimer ajoute que nous n’aurions aucune raison de nous réjouir des difficultés éventuelles des Russes, car comme il s’agit pour eux d’une question existentielle, plus ce sera difficile, plus ils frapperont fort. Cette analyse semble se vérifier. »
Il a cependant quelques critiques à l’égard de Mearsheimer :
« Mearsheimer, comme tout bon Américain, surestime son pays. Il considère que, si pour les Russes la guerre en Ukraine est existentielle, pour les Américains elle n’est au fond qu’un ‘jeu’ de pouvoir parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, qu’est-ce qu’une débâcle de plus ? L’axiome de base de la géopolitique américaine est le suivant : « Nous pouvons faire ce que nous voulons car nous sommes à l’abri, loin, entre deux océans, rien ne nous arrivera jamais ». Rien ne serait existentiel pour l’Amérique.

– Facsimilé de l’interview d’Emmanuel Todd au Figaro
Une analyse insuffisante qui conduit aujourd’hui Biden à avancer sans réfléchir. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe résisterait à la « puissance économique » de l’OTAN. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas prévu.
Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tout en restant elle-même, soutenue par la Chine, les contrôles monétaires et financiers américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer leur énorme déficit commercial pour rien. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-Unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit, ils ne peuvent lâcher prise. C’est pourquoi nous sommes maintenant dans une guerre sans fin, dans une confrontation dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou l’autre. »
Il croit fermement que les États-Unis sont en déclin, mais y voit une mauvaise nouvelle pour l’autonomie des États vassaux :
« Je viens de lire un livre de S. Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères (The India Way), publié juste avant la guerre, qui voit la faiblesse américaine, qui sait que la confrontation entre la Chine et les États-Unis n’aura pas de vainqueur mais donnera de l’espace à un pays comme l’Inde, et à beaucoup d’autres. J’ajoute : mais pas aux Européens. Partout, nous voyons l’affaiblissement des États-Unis, mais pas en Europe et au Japon, car l’un des effets de la rétraction du système impérial est que les États-Unis renforcent leur emprise sur leurs protectorats initiaux. Au fur et à mesure que le système américain se rétracte, il pèse de plus en plus lourd sur les élites locales des protectorats (et j’inclus ici toute l’Europe). Les premiers à perdre toute autonomie nationale seront (ou sont déjà) les Anglais et les Australiens. L’Internet a produit une interaction humaine avec les États-Unis dans l’anglosphère d’une telle intensité que ses élites universitaires, médiatiques et artistiques sont, pour ainsi dire, annexées. Sur le continent européen, nous sommes quelque peu protégés par nos langues nationales, mais la chute de notre autonomie est considérable, et rapide. Souvenons-nous de la guerre en Irak, lorsque Chirac, Schröder et Poutine ont tenu des conférences de presse communes contre la guerre. »
Il souligne l’importance des compétences et de l’éducation : « Les États-Unis sont désormais deux fois plus peuplés que la Russie (2,2 fois plus dans les tranches d’âge des étudiants). Mais aux États-Unis, seuls 7 % des étudiants suivent des cours d’ingénierie, alors qu’en Russie, ils sont 25 %. Cela signifie qu’avec 2,2 fois moins de personnes qui étudient, la Russie forme 30% de plus d’ingénieurs. Les États-Unis comblent le vide avec des étudiants étrangers, mais il s’agit principalement d’Indiens et encore plus de Chinois. Ce n’est pas sûr et cela diminue déjà. C’est un dilemme de l’économie américaine : elle ne peut faire face à la concurrence de la Chine qu’en important de la main-d’œuvre chinoise qualifiée. »
Sur les aspects idéologiques et culturels de la guerre : « Lorsque nous voyons la Douma russe adopter une législation encore plus répressive sur la ‘propagande LGBT’, nous nous sentons supérieurs. Je peux le ressentir en tant qu’Occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de puissance, c’est une erreur. Sur 75 % de la planète, l’organisation de la parenté était patrilinéaire et on peut sentir une forte compréhension des attitudes russes. Pour le collectif non-occidental, la Russie affirme un conservatisme moral rassurant. »
Il poursuit : « L’URSS avait une certaine forme de soft power [mais] le communisme a fondamentalement horrifié l’ensemble du monde musulman par son athéisme et n’a rien inspiré de particulier en Inde, en dehors du Bengale occidental et du Kerala. Mais aujourd’hui, la Russie qui s’est repositionnée comme l’archétype de la grande puissance, non seulement anticolonialiste, mais aussi patrilinéaire et conservatrice des mœurs traditionnelles, peut séduire beaucoup plus. [Par exemple, il est évident que la Russie de Poutine, devenue moralement conservatrice, est devenue sympathique aux Saoudiens qui, j’en suis sûr, ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres aux toilettes.

– Dans son livre ‘La Chute finale’, Emmanuel Todd Todd avait prédit la dislocation de l’Union soviétique et de sa sphère bien avant qu’elle ne se produise. Il était assez seul à l’époque. Couverture de son livre.
Les médias occidentaux sont tragiquement drôles, ils ne cessent de répéter : « La Russie est isolée, la Russie est isolée ». Mais lorsque nous examinons les votes à l’ONU, nous constatons que 75 % du monde ne suit pas l’Occident, ce qui semble alors très peu.
Une lecture anthropologique de ce [clivage entre l’Occident et le reste] nous permet de constater que les pays occidentaux ont souvent une structure familiale nucléaire avec des systèmes de parenté bilatéraux, c’est-à-dire où la parenté masculine et féminine est équivalente dans la définition du statut social de l’enfant. [Dans le reste], avec l’essentiel de la masse afro-euro-asiatique, nous trouvons des organisations familiales communautaires et patrilinéaires. Nous voyons alors que ce conflit, décrit par nos médias comme un conflit de valeurs politiques, est à un niveau plus profond un conflit de valeurs anthropologiques. C’est cet aspect inconscient du clivage et cette profondeur qui rendent la confrontation dangereuse. »
Voilà. A-t-il raison sur tout ? Je ne sais pas, mais Emmanuel Todd est certainement toujours un penseur très singulier et intéressant, avec une analyse largement différente des mauvaises prises déprimantes et prévisibles qui dominent habituellement les médias français.
La pensée de Todd rime bien avec celle de Radhika Desai et Michael Hudson, telle que reproduite sur Naked Capitalism.
Les économistes Radhika Desai et Michael Hudson expliquent la multipolarité et le déclin de l’hégémonie américaine – Original here (Economists Radhika Desai & Michael Hudson Explain Multipolarity, Decline of US Hegemony – Original here)
Yves Smith le présente :
Yves ici. Un week-end d’écoute passionnant ! Radhika Desai et Michael Hudson lancent un talk-show bi-hebdomadaire, Geopolitical Economy Hour. Le premier segment donne une vue d’ensemble, en commençant par l’effondrement de la domination américaine et la façon dont il a été accéléré, ironiquement, par des efforts autodestructeurs pour préserver le système. Il semble trivial à ce stade d’observer que la défense américaine de son hégémonie a contribué à forger une alliance forte entre la Russie et la Chine. Mais ce partenariat ne finira-t-il pas par dominer d’autres pays et par entraver le développement d’un ordre véritablement multipolaire ?
De quoi alimenter la réflexion…
Par Moon of Alabama