La réalité est en train d’infliger une nouvelle leçon de choses aux Occidentaux, qui ont cru pouvoir chevaucher le tigre fondamentaliste en Égypte, en Libye et en Tunisie.
Généralement niés en France s’ils concernent la Syrie, les agissements subversifs de la mouvance salafiste ne sont apparemment pas un sujet tabou en ce qui concerne la Tunisie. Il est vrai que les émeutes conduites par les extrémistes de l’Islam politique dans plusieurs villes de Tunisie, émeutes qui ont démarré dans la nuit de lundi à mardi et qui se sont prolongées toute la journée de mardi, sont difficilement « cachables ». D’abord parce qu’elles viennent de conduire à l’instauration du couvre-feu à Tunis et dans sa région, mais aussi dans les gouvernorats de Sousse, de Monastir, de Jendouba et de Medenine., c’est-à-dire aux quatre coins du pays de la « Révolution de Jasmin« . Cette tension sociale et politique, sans précédents depuis la chute de Ben Ali voici dix-sept mois, sonne comme un rappel douloureux pour la nomenklatura journalistique occidentale, qui pensait que le fondamentalisme était soluble dans la démocratie à l’occidentale. Analyse qui poussait les diplomates et éditorialistes à s’accommoder de l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha en Tunisie, comme des Frères musulmans en Égypte, et à considérer – via le CNS – les islamistes syriens comme une alternative à Bachar al-Assad « jouable« . D’ailleurs, le président Marzouki, porté à la place de Ben Ali par les voix des islamistes locaux, ne s’est-il pas placé au premier rang des ennemis arabes de Bachar al-Assad, accueillant entre autres un sommet des « Amis de la Syrie » ?
Libre expression artistique & droits de la femme : un double tabou occidental transgressé
Oui mais voilà, c’est bien à la guerre – ou à la révolte – sainte que des milliers de manifestants ont joué dans les rues de Tunisie ces dernières 48 heures, et sur la base de revendications très culturelles et politiques. Et là aussi, ça pose problème aux « élites » de France et d’Occident. Car à l’origine de ces troubles, on trouve une exposition artistique organisée début juin à La Marsa (banlieue nord de Tunis), dont les oeuvres ont été jugées offensantes pour l’Islam par les intégristes. Et on peut dire que leur colère a été tonitruante, les locaux abritant l’exposition étant pris d’assaut à plusieurs reprises, un grand nombre d’oeuvres détruites. Puis toute la périphérie de la capitale s’embrasant, les émeutiers attaquant les forces de l’ordre, dans la rue et dans les postes de police, incendiant un tribunal. Et puis très vite, les troubles ont essaimé dans le reste du pays, les locaux de syndicats et de partis opposés à Ennahdha faisant les frais de la colère des émeutiers, ainsi que les institutions de l’État. Au point que le ministère de la Justice a appelé, mardi soir, à la mobilisation du personnel pénitentiaire… pour défendre les différents sièges de tribunaux du pays.
L’expression politique légale du salafisme tunisien, Ansar al Charia (tout un programme), a quant à lui lancé un appel à manifester en masse vendredi, jour de la prière. La Tunisie a certes eu raison d’éjecter Ben Ali, carpette des Occidentaux, mais elle semble partie pour tomber de Charybde corrompu en Scylla intégriste et obscurantiste. De quoi regretter le laïcisme musulman de Bourguiba et du néo-Destour. De quoi, peut-être, pour le président Moncef Marzouki, de considérer d’un oeil nouveau le modèle syrien qu’il a accablé d’injures et de menaces.
Cette révolte iconoclaste fait tousser en Occident. En France, le tout-Paris intellectuel s’est mobilisé bruyamment pour la défense du journal Charlie Hebdo qui avait publié une caricature – effectivement insultante – pour le Prophète, et était plus tôt entré en croisade pour défendre les caricaturistes danois. Notre nomenklatura n’ayant par ailleurs pas de mots assez durs ou méprisants pour les mobilisations « anti-blasphème » des catholiques traditionalistes. Bref, les salafistes tunisiens ont, du point de vue libéral-bobo, franchi une ligne rouge. D’autant que leur position à l’égard du statut de la femme cadre assez peu aussi avec les canons de l’Occident féministe – sinon féminisé – en la matière !
Les Occidentaux – ils le montrent assez en Syrie – sont prêts à pardonner aux barbus bien des massacres. Mais pas touche à l’art contemporain et à la vision libérale de la femme !
Il y a une logique politique de l’émergence des forces islamistes sunnites, qui est celle de la radicalisation : en Égypte, les 40% de voix remportées aux législatives par les Frères musulmans ne sauraient faire oublier les 20% des salafistes. Et en Tunisie, les propos rassurants des leaders d’Ennahdha sur leur adhésion aux valeurs et usages de la démocratie libérale et sur la préservation de l’essentiel du modèle laïc hérité de Bourguiba, ne peuvent masquer le fait politique incontournable qu’une partie de leur base ne les a pas élus pour ce beau programme « bisounours » euro-compatible. C’est toute la question de la porosité entre islamistes « radicaux-modérés » plus ou moins inspirés du modèle turc AKP, et radicaux tout court. En Syrie, on sait que cette frontière, dans le contexte insurrectionnel, n’existe plus, si jamais elle a existé.
Cela pose aussi, en Tunisie comme dans d’autres pays, la question de l’Islam politique dont on a écrit ici qu’il constituait une forme de populisme propre au monde arabo-musulman, répondant aux questions de corruption des élites dirigeantes, aux questions sociales, mais aussi identitaires. En ce sens, il est une force légitime. Encore faut-il qu’il ne dérive pas dans un ultra-conservatisme rétrograde et psycho-rigide d’inspiration (et de subvention souvent) wahhabite.
Encore faut-il aussi qu’il ne devienne pas l’instrument géopolitique de puissances fort peu musulmanes. Mais là, la réalité est en train d’infliger une nouvelle leçon de choses aux Occidentaux, qui ont cru pouvoir chevaucher le tigre fondamentaliste en Égypte, en Libye et en Tunisie. Et qui pensent pouvoir le faire en Syrie. Mais l’Histoire est en train de démontrer que les chancelleries d’Occident sont en train de perdre le contrôle de ce « Golem islamiste ». De nouveaux fronts s’ouvrent dans leur dos.
InfoSyrie
13 juin 2012