Les médias occidentaux se complaisent dans le récit préétabli selon lequel le gouvernement [ prorusse ]ne pouvait l’emporter qu’en truquant le scrutin.
Par Anatol Lieven
Il ne fallait pas être un Élie ou un Amos pour prédire les conséquences des élections en Géorgie, mais le Quincy Institute (QI) et Responsible Statecraft (RS) peuvent tout de même prétendre à un modeste prix de prophétie. Le contexte national et international des élections et de la crise qui s’ensuit est analysé dans une note politique du QI publiée au début du mois – et comme je l’ai écrit pour RS en juillet dernier :
« Les élections législatives doivent avoir lieu en Géorgie le 26 octobre, et l’opinion universelle parmi les Géorgiens avec lesquels je me suis entretenu est que si le gouvernement gagne, l’opposition, soutenue par des ONG pro-occidentales, prétendra que les résultats ont été falsifiés, et lancera un mouvement de protestation de masse dans le but de renverser le gouvernement du Rêve géorgien. À en juger par les récentes déclarations, la plupart des institutions occidentales se rangeront automatiquement du côté de l’opposition. Ce récit est déjà bien avancé, avec des expressions telles que « Le gouvernement contre le peuple en Géorgie » et « Une crise qui a dressé le gouvernement contre son peuple ». Cela suggère que la Géorgie est une dictature dans laquelle « le peuple n’a pas son mot à dire, si ce n’est par le biais de manifestations de rue. »
C’est exactement ce qui s’est passé. Selon les résultats publiés par la commission électorale nationale, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, a remporté 53 % des voix contre 38 % pour les différents partis d’opposition. Cependant, l’opposition a immédiatement accusé une fraude et déclaré que ses députés boycotteraient le nouveau parlement, le privant ainsi d’un quorum.
La présidente pro-opposition, Salomé Zourabichvili, a déclaré que les Géorgiens étaient « victimes de ce qui ne peut être décrit que comme une opération spéciale russe – une nouvelle forme de guerre hybride menée contre notre peuple et notre pays. » Toutefois, lorsque des journalistes occidentaux lui ont demandé d’étayer ses propos, elle s’est contentée de dire que le gouvernement avait utilisé une « méthodologie russe. »
Elle a mélangé les accusations de falsification électorale avec un appel au « soutien ferme de nos partenaires européens et américains à la partie de la Géorgie qui est européenne, c’est-à-dire la population géorgienne. » Il s’agit là d’un argument tout à fait différent. Il implique que, quels que soient les résultats des élections, la seule véritable « population géorgienne » est celle qui s’identifie à l’Occident. Seule leur voix est vraiment légitime, et un gouvernement qui ne suit pas inconditionnellement la « voie européenne » est intrinsèquement illégitime, élections ou pas.
La plupart des médias occidentaux ont immédiatement réagi en titrant « Les Géorgiens se rassemblent en masse » et « Les Géorgiens contestent le résultat des élections », laissant entendre (sans l’affirmer directement) qu’il s’agit bien d’un cas de « peuple » contre un gouvernement, comme si le gouvernement ne bénéficait d’aucun soutien réel – alors que même si la victoire électorale du gouvernement est contestée, il ne fait aucun doute qu’une très grande partie de la population géorgienne lui a accordé son suffrage.
L’administration Biden et d’autres gouvernements et institutions occidentaux n’ont même pas attendu les rapports détaillés de leurs propres observateurs pour remettre en question les résultats des élections. De plus, il faut constater avec regret que nombre de ces observateurs peuvent difficilement être qualifiés d’objectifs.
Le président Biden a, de manière absurde, « cité les évaluations des observateurs internationaux et locaux selon lesquelles les élections en Géorgie n’étaient ni libres, ni équitables » – de manière absurde, parce que les observateurs locaux proviennent en grande majorité d’ONG étroitement liées à l’opposition géorgienne. Quant aux observateurs occidentaux, dans de nombreux cas, leurs institutions mères ont passé des mois à dénoncer le gouvernement géorgien comme étant non démocratique et sous l’emprise de Moscou.
Historiquement, le contrôle le plus fiable est celui du Bureau des institutions démocratiques et des droits humains (BIDDH) de l’OSCE. Voici ses commentaires préliminaires sur les élections :
« Les déséquilibres dans les ressources financières, une atmosphère de campagne divisée et les récents amendements législatifs ont été une préoccupation importante tout au long de ce processus électoral. […] Pourtant, l’engagement démontré le jour de l’élection – la participation active des électeurs, la présence robuste de citoyens et d’observateurs des partis, et la riche diversité des voix – donne le signe d’un système qui grandit et évolue encore, avec une vitalité démocratique en construction. »
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une approbation catégorique, cela ne signifie pas que les élections ont été truquées. En outre, l’utilisation par le gouvernement de ses ressources financières et administratives pour faire basculer le résultat a été le lot de toutes les élections géorgiennes depuis l’indépendance (ainsi que de certaines élections occidentales). Quant à « l’atmosphère de campagne qui a semé la discorde », la responsabilité en est évidemment partagée entre le gouvernement et l’opposition. La commission électorale géorgienne a demandé un recomptage des voix dans un petit nombre de circonscriptions, qui devrait être observé de près et de manière indépendante.
Toutes les institutions et tous les commentateurs occidentaux devraient donc attendre le rapport final de l’OSCE/BIDDH avant de tirer des conclusions définitives. Toutefois, deux évaluations préliminaires semblent plausibles. Premièrement, il est fort probable que le gouvernement ait acheté des voix, intimidé des électeurs et se soit livré à d’autres actes de manipulation électorale dans un grand nombre de cas. Deuxièmement, pour approuver légitimement le renversement d’une victoire gouvernementale de 53 % à 38 %, il faudra prouver qu’il y a eu truquage à très grande échelle. Peut-être que cette preuve peut être apportée. Attendons de voir.
Certains aspects de la réaction occidentale ont des implications troublantes qui vont bien au-delà de la Géorgie. La plupart des « reportages » des médias sur la Géorgie se sont rapprochés d’articles d’opinion basés sur des interviews de l’opposition géorgienne. Les commentaires d’électeurs favorables au gouvernement, avec des explications sur les raisons de leur choix, sont en effet rares. De nombreux journalistes occidentaux semblent également penser – ne serait-ce qu’inconsciemment – que les seuls Géorgiens (et d’autres personnes dans le monde) qui méritent vraiment de s’exprimer sont ceux qui s’identifient à l’Occident et aux opinions des journalistes qui posent les questions.
Cela se reflète également dans un titre amusant de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), financée par le gouvernement américain, intitulé « How the World Sees the Disputed Georgian Elections » [Comment le monde observe les élections géorgiennes truquées, NdT] – accompagné d’une grande photo du secrétaire d’État Antony Blinken. Qel est ce « monde » évoqué par RFE/RL ?
Un fonctionnaire américain, cinq fonctionnaires européens, deux ONG occidentales et – sans doute pour donner une impression « d’équilibre » – un Hongrois et un Russe. Et les points de vue des populations d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Amérique latine ? Ils appartiennent au « monde » de RFE/RL au même titre qu’ils participent aux World Series.
J’ai souvent observé cette tendance lorsque j’étais moi-même correspondant étranger, mais surtout depuis la guerre en Ukraine et pour toute question touchant à la Russie, elle est devenue un modèle dominant et étouffant, imposé par les rédacteurs en chef et encouragé par les gouvernements et les lobbies occidentaux. Les journalistes devraient se demander si cela correspond vraiment à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes en tant que reporters libres, indépendants et honnêtes issus de démocraties qui valorisent les débats honnêtes et ouverts.
Le gouvernement géorgien a sans aucun doute largement exagéré dans quelle mesure l’Occident et l’opposition souhaitent pousser la Géorgie dans une nouvelle guerre avec la Russie – mais probablement pas dans quelle mesure ils rompraient les relations économiques avec la Russie, endommageant ainsi l’économie géorgienne et appauvrissant de nombreux Géorgiens.
Il y a cependant quelque chose de profondément déplaisant à voir des commentateurs occidentaux bien payés, assis en toute sécurité à Washington, Londres ou Berlin, rejeter comme illégitimes et stupides les préoccupations des citoyens d’un petit pays pauvre concernant les relations avec un voisin très grand et dangereux.
En effet, si la crainte d’une confrontation avec la Russie est l’un des facteurs qui ont permis à de nombreux Géorgiens de continuer à soutenir le gouvernement géorgien, un autre facteur est le ressentiment face à la dictature arrogante de l’Occident, et en particulier de l’UE, souvent sans aucun égard pour les intérêts nationaux ou les traditions nationales de la Géorgie.
Ce sentiment est bien sûr partagé par un grand nombre de citoyens de l’UE. Il a contribué à expliquer le Brexit et la montée des mouvements populistes « eurosceptiques » dans de nombreux pays européens. Si vous voulez que les gens vous soutiennent, ce n’est probablement pas une bonne idée de commencer votre appel en insinuant que leurs opinions ne comptent de toute façon pas parce qu’ils sont des marionnettes russes ignorantes et analphabètes qui ne méritent pas vraiment de voter de toute façon.
Anatol Lieven
*Anatol Lieven est directeur du programme Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il était auparavant professeur à l’université de Georgetown au Qatar et au département des études sur la guerre du King’s College de Londres.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 29-10-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises