Ils ont cru avoir carte blanche pour remodeler la société, estime Rudolf el Kareh.
Nous avons interrogé le politologue et sociologue Rudolf el Kareh, spécialiste du Moyen-Orient, sur les changements en cours en Égypte.
Quelle a été la principale erreur des Frères musulmans une fois au pouvoir ?
Les Frères musulmans ont considéré que leur « succès » dans les urnes leur donnait un blanc-seing pour changer complètement la société et la modeler à l’image de leur représentation du monde. Ils avaient obtenu une majorité très réduite, mais ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la société égyptienne. Ils n’en sont qu’une composante. Lorsque les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir, l’Arabie Saoudite ne l’a pas vu d’un bon œil pour des raisons de divergences historiques et idéologiques. D’ailleurs, dans les trois jours qui ont suivi leur chute, douze milliards de dollars sont arrivés dans les caisses égyptiennes en provenance d’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Koweït.
En Turquie, le Parti de la liberté et du développement du premier ministre Erdogan opère pareille mainmise sur la société.
Oui. L’AKP d’Erdogan est la branche turque des Frères musulmans. Ce parti s’est servi de sa légitimité relative dans les urnes pour tenter de changer l’ensemble de la société. Le résultat, c’est cette opposition qui s’exprime aujourd’hui.
En Égypte, l’intervention de l’armée fut une nouvelle fois déterminante pour expulser les Frères du pouvoir…
Les armées nationales dans les pays arabes sont l’une des institutions de l’État. Et en tant qu’institutions supra-conmmunautaires, elles sont un élément de la construction de l’État. L’armée est un creuset d’intégration nationale. Et dans des situations de crise permanente de ces sociétés, notamment à cause du pourrissement du pouvoir politique ou de l’effet des guerres, ces sociétés sont en permanence sur la défensive. D’où l’importance de l’armée nationale, qui se révèle un des éléments principaux qui structure la société et qui empêche sa fragmentation. Dans les constitutions, l’armée a une fonction de protection des frontières et de l’intégrité du territoire national. À partir du moment où cette intégrité sociétale et territoriale est remise en question, l’armée avance au premier plan.
Quelle solution voyez-vous aujourd’hui en Égypte ?
Le processus le plus raisonnable serait que chacun retrouve ses véritables dimensions, qu’il y ait des élections et que ceux qui arrivent au pouvoir ne reproduisent pas l’erreur des Frères, à savoir la captation exclusive de la représentativité de la société. Les Frères musulmans ont voulu courir trop vite et ils n’ont pas pu avaler la société comme ils le voulaient. Peut-être aussi parce que, compte tenu de ce que sont les sociétés de cette région et de la globalisation, il n’y a plus de possibilités de réduire une société à l’une de ses composantes. Le vrai processus démocratique est un processus en construction qui devra reconnaître l’intégrité de l’État, l’intégrité territoriale, et permettre l’expression régulée et institutionnelle des potentiels individuels et collectifs. Cela nécessite simultanément que ceux qui veulent jouer avec ces sociétés à des fins géopolitiques arrêtent de le faire. De ce point de vue, il est grand temps que nous arrêtions de parler de minorité et de majorité. Il faut parler de composantes de la société, de citoyenneté, de respect des souverainetés. Il faut en finir avec les ingérences, qu’elles soient militaires ou pas, et les politiques de fragmentation. Il faut reconsidérer totalement les politiques étrangères.
L’ingérence américaine en Égypte est évidente, avec pour principal objectif de sécuriser le voisin Israël, son protégé. Dans quelle mesure l’aide militaire américaine ne fausse-t-elle pas le jeu dans la politique intérieure égyptienne puisque les Américains semblent toujours avoir leur mot à dire.
Dans l’esprit de ceux qui apportent cette aide militaire, il est évident qu’à partir du moment où on contrôle le flux d’approvisionnement en armes d’un pays, on croit pouvoir y contrôler le jeu politique. Qui finance contrôle. Mais les Américains devront tenir compte des évolutions internes au sein du monde arabe. Et tôt ou tard, ce système régional occulte, où l’État d’Israël a joué un rôle fondamental depuis 1967, devra être remis en question. Les États-Unis ne sont plus désormais le seul joueur dans la région. Ils devront s’y faire. Et puis, les choses ne se réduisent pas qu’à cela. Si les événements qui sont survenus en Égypte n’avaient pas l’aval d’une majorité de la population, ça n’aurait pas marché. La solution n’est pas dans l’exclusion. Il faut forger une culture politique dans laquelle chaque force politique s’exprimera sans exclure les autres et dans laquelle le succès électoral n’est pas un blanc-seing mais un surcroît de responsabilité à l’égard de la société.
La solution passe aussi par le développement indépendant de ces sociétés.
Oui. Ces sociétés ont besoin de se développer et de réfléchir de manière autonome à leur développement, donc en ne se soumettant pas à des volontés extérieures. C’est une problématique qui concerne l’ensemble des États de la planète : pour qui se développe-t-on ? Je pense que le peuple égyptien commence à s’exprimer dans ses différentes composantes, à exprimer ses propres désirs en tant que peuple, à ne pas être simplement le relais d’orientations externes.
Source : La Libre Belgique
https://www.lalibre.be/actu/international/les-freres-ont-voulu-courir-51e0cc70357004d3e6146880