Le raz-de-marée populaire qui a emporté le régime des Frères musulmans en juin-juillet 2013 exprime un ras-le-bol général du peuple égyptien. Jeunes et vieux, riches ou pauvres, laïcs ou religieux sont descendus à travers tout le pays dans la rue, rejetant d’une même voix une dictature en gestation. Ce vaste mouvement a presque autant touché les opposants à la Confrérie que ceux qui avaient voté pour elle. Leur exaspération, toujours vivace quatre mois après l’éviction de Morsi, est née de l’incapacité du pouvoir de ce dernier à résoudre les problèmes réels de l’Égypte, qui se sont amplifiés depuis la chute de Moubarak. À cela s’ajoute un constat : pour les islamistes, les seuls « vrais » musulmans seraient leurs propres adhérents, ce qui choque le reste des Égyptiens tenus à distance par cette attitude sectaire. Quant aux serviteurs de l’État et aux acteurs de la vie publique, ils ont été sidérés de découvrir que les objectifs de la Confrérie (infiltration des rouages de l’État, imposition de la charia, restauration du califat) prévalaient sur la gestion courante du pays et les intérêts nationaux. Cet exclusivisme dévastateur a rassemblé une opposition unanime, décidée à les écarter du pouvoir.
Concrètement, en dépit de l’ampleur des manifestations, la demande populaire, encadrée par le mouvement Tamarod (Rébellion) n’aurait jamais pu aboutir sans l’intervention de l’armée. C’est la force de cette institution, que les Frères musulmans croyaient naïvement à leur botte, qui a balayé un président frauduleusement élu. Il est donc irréaliste de penser que l’armée puisse se retirer complètement dans ses casernes et rendre le pouvoir aux civils, même si elle le répète quotidiennement. Il serait tout aussi erroné de voir dans la chute de Morsi un simple coup d’État militaire, comme le répète à l’envi la presse occidentale. Pendant des mois les manifestants assiégeaient les commandements de l’armée à travers le pays, demandant son intervention. Il en a été de même des politiciens, y compris Mohamed el-Baradei – éphémère vice-président après le départ de Morsi –, acculés face à l’autisme de la présidence.
Le pouvoir vs les Frères
Dans ce contexte plusieurs dialectiques détermineront l’évolution de la vallée du Nil. La plus évidente oppose le nouveau pouvoir aux Frères et aux islamistes qui les appuient. La stratégie de la Confrérie vise à développer l’instabilité et l’insécurité afin d’accentuer encore la crise économique, de démontrer au plus grand nombre la fausseté des promesses de l’actuel pouvoir et de tenter de susciter des failles au sein de l’armée. Elle rappelle d’abord sa présence en manifestant régulièrement (les vendredis et jours de fête). Partant de quartiers excentrés, elle les transforme en affrontements sanglants. Parallèlement, l’organisation secrète (al gihaz al khâç) des Ikhwan (Frères) mène une campagne terroriste. Son aspect le plus spectaculaire a été la tentative d’assassinat du ministre de l’Intérieur le 5 septembre, mais son caractère le plus inquiétant reste le renforcement du mouvement djihadiste du Sinaï (on évoque 8 000 à 20 000 hommes armés), capable de frapper la navigation dans le canal de Suez. De son côté le pouvoir, pour juguler la violence, arrête les cadres de l’organisation, canalise les manifestations de rue, cherche des sources de financement pour relancer l’économie et maintient l’atmosphère de rejet des Frères en médiatisant leurs débordements. Les autorités disposent de la force de l’État, alors que ses adversaires nantis d’une longue pratique de la clandestinité ont probablement profité de leur passage au pouvoir pour pénétrer les points nodaux de la société.
Une deuxième partie se joue autour et dans le pouvoir. Les acteurs du soulèvement contre Moubarak, après avoir lancé le slogan « Le peuple exige la chute du régime », étaient ensuite passés à « Que tombe, que tombe le pouvoir des militaires ! » lorsque le Conseil supérieur des forces armées prit la relève. Certains avaient même voté Morsi pour cette raison. Il aura fallu les excès du nouveau chef de l’État, dont son auto-attribution des pleins pouvoirs en novembre 2012, pour qu’ils basculent contre lui. Le ralliement d’une large partie de la société civile à l’éviction de Morsi et à la mise au pas de ses partisans n’évacue donc pas la question de la nature du pouvoir à venir. Si l’armée tentait de s’imposer, à travers la candidature du général Abdel Fattah el-Sissi à la présidence, comme l’indique la campagne amorcée avant même la chute de Morsi, il lui faudra tenir compte de ce facteur. Il a été déterminant dans la fin du pouvoir islamiste. Ignoré ou récusé, il pourrait s’avérer dangereux. Il ne saurait y avoir de retour à Moubarak, la rue et les partis ont désormais leur mot à dire.
L’argent des Arabes
Étant donné que l’argent est le nerf du redressement du pays, une quadrature du cercle est à résoudre. Accepter les fonds du FMI et se soumettre aux conditions draconiennes d’arrêt des subventions et des aides sociales qui vont avec conduirait à une explosion sociale. Tous les gouvernements s’y sont refusés, depuis les émeutes du pain sous Sadate en 1977 jusqu’aux Frères récemment. Restent alors les États du Golfe qui ont proposé 16 milliards de dollars, sans que l’on en connaisse les conditions. En dépit des affirmations qui répètent que le royaume wahhabite se réjouirait de la fin du pouvoir des Frères, on se demande s’ils ne souhaitent pas simplement voir les salafistes se substituer à eux. La peste remplaçant le choléra ! Dans cette affaire il est difficile de savoir qui jouera au plus fin. Les Égyptiens aimeraient avoir l’argent et se contenter de remercier, tandis que la démarche des pays du Golfe évoque un vers de Racine « J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer. » Une ambiguïté plane sur tout cela. Le conservatisme religieux du général Sissi, dont l’un des oncles a été membre du conseil de guidance des Frères et dont le mémoire de stage aux États unis en 2006 révèle une approche islamiste, a pu rassurer les monarchies conservatrices, alors que cette caution permet aux Égyptiens de voir se dénouer la bourse arabe.
Autre partie délicate, celle qui se joue entre l’Égypte et les États-Unis. On sait qu’Anne Paterson, ambassadrice des États-Unis, et l’ensemble du secrétariat d’État ont soutenu jusqu’au bout Morsi ; ils cherchent, en conjonction avec la diplomatie européenne, à remettre en selle la Confrérie. Néanmoins, étant donné la position stratégique de l’Égypte, son poids dans la région et la politique de soutien américain à Israël, il serait pénalisant pour Washington d’entrer en confrontation ouverte avec Le Caire. Comme l’aide américaine concerne essentiellement l’armée égyptienne, celle-ci pourrait aussi bien s’adresser à la Russie et la Chine. Aussi les États-Unis temporisent-ils en prenant des mesures de demi-embargo. Par ailleurs les Américains, qui disposent de vieilles relations au sein du corps des officiers, pensent détenir des moyens de retourner la donne. Face à eux, les Égyptiens sont conscients de leurs atouts, mais craignent de rompre le cordon ombilical. Comme l’a montré l’expérience de leur rupture avec les Soviétiques autour de 1973, il n’est pas aisé de changer de systèmes d’armes rapidement. Aussi semble-t-on s’acheminer vers un éloignement des deux partenaires, cependant que les Américains en douce continuent de miser à moyen terme sur la Confrérie. Un pari engagé il y a plus de soixante ans.