Pendant soixante jours, ils se sont regardés en chiens de faïence. Entre l’institution présidentielle que tentait avec peine de réformer Mohammed Morsi, premier chef d’État islamiste et premier civil porté à la tête de l’Égypte, et l’institution militaire représentée par le maréchal Hussein Tantaoui, vieux compagnon usé de Hosni Moubarak, symbole militaire de l’ancien régime, les rapports étaient des plus froids et les sourires des plus convenus. Morsi avait été installé sans grande joie au cœur du pouvoir par les militaires qui ne lui avaient accordé aucun de ses attributs. « La présidence est une coquille vide », soulignait ainsi à son avènement Ayman el-Gamal, chercheur à l’université du Caire, deux mois après l’entrée en fonction du président élu avec à peine un quart des suffrages exprimés. L’annonce de l’équipe présidentielle censée être prête à lui débroussailler les dossiers urgents dès son installation avait été retardée jour après jour.
Les tractations avec l’armée avaient été dures. Plusieurs personnalités sollicitées pour faire partie des nouvelles structures avaient décliné l’offre. Elles ne voulaient pas se mouiller avec une présidence dont les projets n’étaient pas clairs, ni servir d’alibis à une « ouverture » qu’ils soupçonnaient n’être qu’une couverture pour mettre en place un État islamiste. « Les Frères musulmans procéderont tôt ou tard à la destruction des institutions républicaines en s’appuyant sur les réseaux parallèles de leur confrérie déjà bien rodée à l’encadrement social », s’inquiétaient les uns. « Après avoir fait le gros dos pour laisser passer l’orage, ils iront plus vite que l’on croit », s’alarmaient les autres.
Au milieu du vide, Morsi s’employait à faire bonne figure. Il prolongeait les pratiques socio-caritatives de sa confrérie tout en préparant dans le plus grand secret son « coup » contre le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) qui lui avait confisqué tous les pouvoirs avant de l’admettre au sérail dans le « saint des saints ». Le premier contrecoup de force qu’il avait tenté contre les militaires s’était soldé par un échec cuisant face au barrage dressé par le Haut Conseil constitutionnel (HCC), un verrou politico-juridique conçu par l’ancien régime pour se prémunir contre toute contestation. Il avait fait sembler de se résigner à passer sous les fourches caudines des généraux. En apparence, cette première fausse manœuvre avait conforté la légitimité des militaires. Des figures modérées de l’establishment révolutionnaire, comme Mohammed el-Baradei ou Hamdine Sabbahi, pourtant très critiques à l’égard du CSFA, avaient même stigmatisé « l’agression contre le droit » commise maladroitement par Morsi. Le statu quo semblait fait pour durer, chacun sous sa tente épiant l’autre dans l’attente d’un faux pas.
De faux pas il n’y en eut point, mais le président élu, formé à bonne école et plus manœuvrier que jamais, a su profiter d’une opportune opération jihadiste dans le Sinaï – qui s’était soldée par la mort d’une vingtaine de gardes-frontières – pour rappeler l’armée à ses obligations de défense du territoire et reprendre la main à la brochette de généraux qui s’étaient révélés fort médiocres dans l’exercice du pouvoir. Mohammed Morsi a sans doute profité aussi de la division au sein de l’armée dont une partie était acquise depuis longtemps à la confrérie islamiste. Elle a fait basculer le rapport de force contre le maréchal Hussein Tantaoui et le chef d’état-major Sami Annan, tous deux mis à la retraite anticipée et relégués au rang de « conseillers » du chef de l’État. Un placard doré. La secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, de passage au Caire lors d’une mini-tournée africaine, mise au courant des intentions de Mohammed Morsi, n’a formulé qu’une seule exigence : que l’armée égyptienne coopère étroitement avec celle d’Israël pour « nettoyer » le Sinaï de toute présence jihadiste. Sur ordre de Morsi, l’armée s’est alors lancée dans une vaste chasse à l’homme, non sans avoir obtenu au préalable, à la demande ce Washington, le feu vert de Tel-Aviv pour déployer des hélicoptères et des blindés aux confins israéliens, pour la première fois depuis la signature des accords de paix. « C’est toujours l’armée qui compte aujourd’hui en Égypte et l’armée a une préoccupation majeure : préserver la paix avec Israël. Les rapports israélo-égyptiens resteront solides dans un avenir proche à tout le moins », souligne Emmanuel Sivan, universitaire, spécialiste des dossiers égyptiens pour rassurer ses compatriotes inquiets de ce qu’ils considèrent comme une « violation » des accords de paix de 1979 restreignant la présence militaire égyptienne sur son propre territoire. Pour Morsi, qui ne pourra s’autoriser aucun dépassement des limites qui lui ont été imposées pour cette intervention, l’enjeu est de conserver la manne américaine de 1,3 milliard de dollars par an qui permet à ses officiers de vivre largement au-dessus de la moyenne de leurs troupes et de leurs concitoyens.
Le jeu du chat et de la souris auquel il se livrait avec l’armée ayant tourné à son avantage, Morsi n’a pas tardé à pousser ses pions en se rendant en Arabie Saoudite pour intégrer le jeu diplomatique et proposer une entente quadripartite : Égypte, Arabie Saoudite, Iran, Turquie, pour régenter les questions régionales et en premier lieu le conflit syrien sur les braises duquel Doha et Ryad ne cessent de souffler depuis plus d’un an. Le Caire, dont les relations avec Téhéran sont rompues depuis plus de trente ans, réussira-t-il à mettre à la même table de négociation la sunnite Arabie Saoudite et le chiite Iran, dont les intérêts n’ont jamais été aussi divergents, et qui se combattent par pays arabes interposés ? Peu auparavant, alors qu’il était en visite officielle en Arabie Saoudite, Morsi avait exhumé, sans convaincre, un vieux rêve égyptien : faire de l’Égypte le « bouclier défensif » des pays arabes du Golfe face à l’Iran. Pour avoir par trop insisté sur cette stratégie abhorrée par Washington née de l’euphorie de la victoire de 1973 contre Israël, le maréchal Abdelhalim Abou Ghazala, alors ministre de la Défense, avait été limogé, mis aux arrêts de rigueur par son compagnon d’armes Hosni Moubarak, avant de terminer sa vie en exil aux États-Unis. Morsi sera appelé à s’en expliquer lors de sa prochaine visite à Washington mi-septembre.
Le bras de fer entre l’armée et la présidence est-il terminé pour autant ? Même si, pour ses premiers pas dans l’univers présidentiel égyptien si complexe, le pâle Morsi a su faire preuve d’habileté tactique, rien ne dit que le reste de son mandat sera un long fleure tranquille. Son premier gouvernement constitué de technocrates, de quelques poids lourds de l’ancien régime et de deux membres seulement de son parti avec, cerise sur le gâteau, le premier ministre sortant comme « conseiller » du chef de l’État, est fait pour rassurer en attendant les vents mauvais qui ne manqueront pas de souffler tôt ou tard sur l’énorme paquebot, au risque de lui faire prendre l’eau. « Si l’Égypte est un volcan, la place Tahrir est son cratère, et Tahrir n’a toujours pas renoncé à réaliser ses objectifs révolutionnaires », prédit ainsi l’analyste Hassan Nafaâ.