Élu dans des conditions douteuses et conscient de la fragilité de son pouvoir, Mohammed Morsi avait promis, dans un premier temps, de nommer cinq vice-présidents, dont une femme et un copte. Cette manœuvre visait à désarmer les oppositions et à élargir sa base, demeurée extrêmement étroite au sein des classes instruites. Certes celles-ci se sont transformées au fil du temps et du travail de prédication des hommes de religion. Désormais de larges secteurs de la société valorisent, plus souvent que par le passé, le culte et les observances, parfois jusqu’à la bigoterie. Il n’empêche que, même sous cette forme, l’essentiel des forces vives du pays rejette le projet rigoriste et étriqué prôné par les Frères musulmans et ne leur accorde pas ses suffrages. En particulier, ces milieux restent fidèles au modèle de société civile ouverte et détachée des allégeances et des interdits religieux.
Pourtant, après son coup de force du 5 août 2012 qui écartait le Conseil suprême des forces armées (CSFA), Morsi estimait pouvoir oublier ses promesses et se dispenser des concessions promises. Cela d’autant plus que les salafistes surenchérissaient, contestant le principe même d’accorder un pouvoir politique à des coptes, au nom de leur interprétation de l’islam, sans parler des femmes… Aussi le chef de l’État se limita-t-il à choisir un juge crypto-islamiste, Mahmoud Makki, comme seul vice-président et à nommer Ahmed Makki, frère du précédent, ministre de la Justice. Cette seconde attribution visait à mettre au pas la magistrature qui tenait tête aux islamistes en contestant la légalité de certaines décisions du nouveau pouvoir et en le contraignant à faire marche arrière.
Après la nomination des nouveaux gouverneurs de province, celle des directeurs de journaux d’État choisis dans la mouvance du pouvoir, la réorganisation et les mouvements massifs à la tête de la police, ajoutés à la promotion de nouveaux responsables militaires, le président se sentit plus fort. Il avait fait juger Toufic Okacha, qui l’avait durement attaqué sur sa chaîne de télévision, puis montré sa clémence en l’amnistiant. La justice s’attaquait à son rival aux élections, Ahmed Chafiq, accusé de complaisances en faveur des membres de l’ancien régime. Un ministère à la dévotion du président était finalement constitué. Le chef de l’État et ses partisans se sentaient pousser des ailes.
Néanmoins, dès septembre, la résistance aux options islamistes s’est avérée plus profonde et plus tenace qu’ils ne l’avaient escompté. Tant le pouvoir des juges que celui de l’armée se sont révélés irréductibles, à travers de multiples rebondissements. On peut retenir quelques péripéties significatives (voir encadré) dans cette crise lancinante et feutrée, où interviennent cinq forces, alliées ou opposées selon les circonstances. En particulier se distinguent : les islamistes autour du président, l’armée, gardienne de ses privilèges, la justice en corps constitué, les révolutionnaires libéraux ou de gauche et les courants de l’ancien régime, qui tentent en sous-main d’instrumentaliser les autres courants. Chacune de ces forces est elle-même divisée, de sorte qu’un blocage existe de facto. Ce que corrobore la difficulté à s’entendre sur une nouvelle Constitution.
Pendant ce bras de fer, des nuages noirs s’accumulent sur le pays. L’Éthiopie, profitant du soulèvement égyptien, a lancé le 2 avril 2011 la construction d’un énorme barrage sur le Nil, le plus grand d’Afrique, d’une capacité de 62 milliards de m3 d’eau (plus que l’allocation annuelle de l’Égypte). Il faudra deux ans de retenue pour le remplir. Si ce projet se réalisait, Le Caire serait en situation de dépendance totale par rapport à Addis-Abeba, à l’instar de l’Irak et de la Syrie avec la Turquie. Malheureusement, le pouvoir actuel n’est pas suffisamment fort, compétent ou disponible pour traiter ce problème de survie nationale. Or ce dossier sera plus difficile à maîtriser après l’éventuelle construction de ce barrage.
Autre dossier où les tensions internes pénalisent l’avenir du pays : le Soudan. Son éclatement entre le Nord et le Sud était peut-être une opportunité pour l’Égypte, elle n’a pu l’exploiter. Les risques d’autres sécessions au Soudan, dont le Darfour, les violences au Sud-Kordofan, en pays béja, etc., ajoutés aux tensions autour des Nubiens égyptiens, menacent la frontière méridionale du pays.
Sans compter les tendances centrifuges que certaines ONG nord-américaines ont été officiellement accusées de susciter, projetant la division de l’Egypte en quatre Etats indépendants. D’où la crise apparue entre Le Caire et Washington en février-mars 2012. Dans ce cas, comme dans celui du barrage éthiopien ou dans la fragmentation du Soudan, la main de Tel-Aviv apparaît en filigrane.
Dans l’immédiat, le bombardement par Israël d’une usine d’armes au Soudan, le 24 octobre, et les violences israéliennes contre Gaza dès le 14 novembre ont confronté Morsi, incapable de protéger ses alliés naturels, à son impuissance. Pourra-t-il retourner la situation et se présenter en nationaliste égyptien et arabe, en profitant au passage pour s’imposer sur la scène intérieure ? Ou sa fragilité ouvrira-t-elle la porte à sa mise au pas par les laïcs ou à une fuite en avant des intégristes ? Difficile à dire, car la situation est volatile.