Deux immigrants américains, tous deux rescapés de la vie sous le régime nazi et qui font encore parler d’eux à l’âge de 90 ans, ont posé les termes du débat au Forum économique mondial. Henry Kissinger, qui fête son 99e anniversaire cette semaine, a fait une apparition virtuelle pour plaider contre les tentatives de défaite ou de marginalisation de la Russie, appelant l’Ukraine à accepter les pertes territoriales de 2014 pour mettre fin à la guerre.
Par Walter Russell Mead
Quelques heures plus tard, George Soros, en personne au forum à l’âge de 91 ans, a averti que la victoire dans la guerre contre la Russie de Vladimir Poutine était nécessaire pour « sauver la civilisation » et a exhorté l’Occident à fournir à l’Ukraine tout ce dont elle a besoin pour l’emporter.
Leurs prescriptions sont radicalement différentes, mais leurs perceptions ont beaucoup en commun. Les deux hommes estiment que les valeurs et les intérêts américains font de la défense de la paix en Europe un objectif primordial de la politique étrangère américaine. Tous deux se considèrent comme les défenseurs de ce qu’il y a de meilleur dans la civilisation occidentale. Tous deux considèrent la guerre comme un choc majeur pour le système mondial et craignent les conséquences d’une longue lutte militaire. MM. Kissinger et Soros pensent tous deux que la Russie est en fin de compte un problème secondaire pour la politique américaine, et que l’avenir des relations entre les États-Unis et la Chine revêt une importance bien plus grande à long terme.
Là où ils divergent, c’est sur la nature de l’ordre et de la civilisation qu’ils cherchent à préserver. M. Soros, tout comme l’administration Biden, considère que la question dominante de la politique mondiale est une lutte entre la démocratie et le totalitarisme. Les démocraties sont tenues par la loi de respecter les droits de leurs citoyens dans leur pays et doivent se comporter à l’étranger dans le respect du droit international.
Les dirigeants totalitaires, selon Soros, rejettent de telles limites chez eux et à l’étranger et l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine est aussi anarchique que la façon dont il traite les dissidents dans son pays. Son attaque contre l’Ukraine est une attaque contre les principes fondamentaux de l’ordre international, et si cette attaque réussit, la politique internationale reviendra à la loi de la jungle selon laquelle, comme les Athéniens l’ont dit un jour aux Méliens pendant la guerre du Pelonnèse, « les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles souffrent ce qu’ils doivent ». (1)
La position de Kissinger est moins idéologique. Il y a toujours eu et il y aura toujours plusieurs types de gouvernement dans le monde. Le travail de l’Amérique est de créer et de défendre un équilibre des forces qui protège notre liberté et celle de nos alliés au moindre risque et coût possible. Nous n’avons pas pour mission de convertir les Russes et les Chinois à l’Évangile de la démocratie et nous devons reconnaître que les grandes puissances rivales ont des droits et des intérêts qui doivent être respectés.
La Russie, comme M. Kissinger a déclaré au public de Davos, est et restera un élément important du système étatique européen, et une paix durable doit reconnaître de fait inévitable.
Si l’on regarde l’Histoire, la seule chose qui semble claire est qu’aucune des deux approches ne constitue un guide infaillible vers le succès. Les dirigeants français et britanniques qui ont tenté d’apaiser Hitler dans les années trente ont avancé des arguments très kissingeriens sur la nécessité de respecter les intérêts nationaux allemands. Les néoconservateurs qui poussent George W. Bush d’envahir l’Irak ont avancé des arguments sorosiens sur la nature totalitaire du régime de Saddam Hussein
Comme Messiers Kissinger et Soros seraient tous deux d’accord pour dire que l’application mécanique d’une théorie de l’histoire aux réalités désordonnées de la vie internationale est un bon moyen de s’attirer des ennuis.
Quand Winston Churchill, un homme qui a démontré des caractéristiques à la fois sorosiennes et kissingeriennes tout au long de sa longue carrière, a été interrogé sur la planification de l’après-guerre en 1942, il a répondu par des mots dont les dirigeants occidentaux devraient se souvenir aujourd’hui. « J’espère que ces études spéculatives seront confiées principalement à ceux sur qui le temps pèse, et que nous ne négligerons pas la recette du livre de Mme Glasse. La recette du livre de cuisine de Mme Glasse pour le civet de lièvre ‘attrapez d’abord votre lièvre’ ».
Notre lièvre n’est pas attrapé. Loin de demander des conditions, M. Poutine se prépare peut-être à une guerre d’usure, et une guerre longue comporte de nombreux périls pour l’Occident.
La nouvelle tactique de la Russie consistant à menacer l’approvisionnement alimentaire mondial en bloquant les ports ukrainiens nous rappelle que M. Poutine a encore des cartes à jouer.
Poutine a encore quelques cartes dans sa manche et de nombreux européens semblent craindre un embargo sur le gaz russe plus que la Russie ne craint un boycott européen.
L’Ukraine ne peut pas mener une longue guerre sans une aide énorme de l’Occident, tant économique que militaire. Qu’adviendra-t-il de sa monnaie alors que l’Ukraine dépense tout ce qu’elle a pour une guerre de survie ? Combien de plans d’aide de 40 milliards de dollars le Congrès est-il prêt à voter ? Combien d’aide économique l’Union européenne est-elle prête à fournir à un moment où de nombreuses économies européennes sont aux prises avec l’inflation et les prix élevés du carburant ? Si la guerre provoque des pénuries alimentaires et même des famines dans le monde entier et que l’instabilité politique s’étend à des pays comme l’Égypte, l’Occident sera-t-il capable de coordonner une réponse globale alors même qu’il continue à aider l’Ukraine ?
Henry Kissinger et Georges Soros ont peut-être dominé les débats de Davos, mais Mme Glasse aura probablement le dernier mot.
Walter Russell Mead
Note
1-Le Dialogue mélien, plus précisément le dialogue entre les Athéniens et les Méliens, est un débat inclus par Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, récit du conflit désastreux qui pendant 27 ans (431–404) opposa les puissantes cités grecques Athènes et Sparte. Le Dialogue mélien a lieu dans la quinzième année de guerre, lors de la confrontation en 416-415 entre les Athéniens et le peuple de Mélos, petite île située dans le sud de la Mer Égée, à l’est de Sparte. Les Athéniens exigent que les Méliens se soumettent et paient un tribut, sous peine de voir leur cité détruite. Les Méliens affirment leur droit de rester neutres, faisant appel au sens de la justice des Athéniens et à leur compassion envers une petite cité pacifique et sans défense. Les Athéniens répondent sèchement que la justice ne s’applique pas entre puissances inégales, et mettent le siège devant Mélos comme ils avaient menacé de le faire ; ayant affamé la ville et obtenu après plusieurs mois sa reddition, ils tuent les hommes en âge de se battre et réduisent en esclavage les femmes et les enfants.
Cet épisode est resté célèbre comme la pire atrocité commise par une société habituellement plus humain La phrase des Athéniens selon qui « la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder » a été discutée par des hommes d’action et des philosophes depuis lors1. Source https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialogue_mélien