Trente ans après on ignore officiellement qui a fait sauter le poste Drakkar. Et aucune enquête sérieuse n’a été conduite au nom d’une raison d’État que l’on ignore. La réalité: avant d’être occupé par les français, le bâtiment avait été l’une des bases des services spéciaux syriens à Beyrouth.
A Beyrouth en octobre l’automne est une saison qui n’existe pas encore. La chaleur de la nuit oblige à dormir les fenêtres ouvertes et les klaxons qui s’ajoutent aux appels à la prière sont des réveils qui vous tirent du lit dès l’aube. Ne reste plus alors qu’à se laver, se raser et sauter dans la vieille Mercedes qui attend devant l’hôtel Commodore pour entamer une journée de travail. Ce 23 octobre 1983, lors du second voyage de la lame du Gilette sur ma joue, l’immeuble tremble comme jamais. Séisme d’une magnitude rare puisque ce repère de journalistes est un habitué du canon et de l’explosif : un matin à l’heure des croissant, n’a-t-il pas reçu un obus. L’indésirable n’a tué personne mais gâché le service. Cette fois, ce dimanche avant mâtine, la secousse est plus forte que d’ordinaire. Une poignée de reporters se retrouve sur le toit pour voir monter au ciel un champignon noir et brun de poudre et de terre, au sud ouest de la ville. Dans son journal d’un fou Beyrouth n’avait jamais rien connu de tel, d’aussi cataclysmique. Mais, souffle court et yeux affolés, un second bang nous tire le tapis de béton sous les pieds. Cette fois la colonne de fumée, colossale, dresse son pilier céleste plus à gauche, vers le plein sud….
Au volant de son taxi Mohamed Baltaji (qui quelques mois plus tard sera tué par un tir israélien dans le sud du Liban) m’attend en criant « vite, on a fait sauter les Français ! ». Avec mon ami, le photographe Arnaud Borel, nous sautons dans la voiture bleue ciel, si bien lustrée. Mohamed nous conduit à trois kilomètres du Commodore, pas très loin de la mer, dans une zone résidentielle faite de petits immeubles de cinq ou six étages espacés les uns des autres. L’urbaniste, s’il existe, poussé par la guerre, n’a pas eu le temps de planter des arbres, les bâtiments sont donc « à vue » les uns des autres. Nous bloquons le taxi devant un énorme sandwich de bétons formé par des étages éclatés, mais très proprement empilés les uns au-dessus des autres. Un officier tricolore nous hurle « c’est le Drakkar qui a sauté ». Ignorant que l’armée française a baptisé cet immeuble qu’elle occupe « Drakkar », nous ne comprenons rien.
Mais qu’il y a-t-il à comprendre ?
Venus d’un autre bâtiment, à 100 mètres de là, lui aussi occupé par des parachutistes français, des sauveteurs à main nues sont au travail. On tire un camarade d’un trou noir entre des blocs de ciment. On hurle, un fait silence pour entendre les appels venus de sous la terre. Le bal des civières est en route puisque les secouristes libanais, entraînés au pire, sont sur place. Le bras d’un militaire qui sort des ruines, nous le voyons. Et mesurons les heures nécessaires à sortir l’homme de son tombeau. Les quarante huit heures qui suivent, le temps de lever les plaques une après une, nous restons ici en vestales inutiles.
Inutiles ? Pas si sûr. Puisque faute d’aider ces malheureux nous posons les questions de cet horrible bang. Les survivants nous répondent : « on ne comprend rien, nous dormions ». Les militaires qui étaient à l’extérieur et qui ne sont pas morts, par exemple l’avitailleur chargé d’aller cherche le pain frais, a vu l’immeuble s’envoler, puis retomber. Sans comprendre. Des diplomates chinois eux-mêmes, maoïstes et vigilants, n’ont rien vu de suspect jusqu’au moment du cataclysme… Pas un témoin pour nous dire qu’il a vu ce que les Marines américains ont, eux, eu le temps de voir avant de mourir (241 victimes) à quelques kilomètres de là, à l’aéroport : l’arrivée d’un kamikaze au volant d’un camion piégé. A Drakkar aucun témoignage n’indique de bombe humaine. Pire, la topographie des lieux, solide défense de l’immeuble et rampe d’accès très raide, rend l’hypothèse du camion fou impossible. Je communique mon doute à quelques officiers, bien embarrassés qui répondent par un « circulez » qui n’invite pas à l’échange.
Trente ans après on ignore officiellement qui a fait sauter le poste Drakkar. Et aucune enquête sérieuse n’a été conduite au nom d’une raison d’État que l’on ignore. La réalité : avant d’être occupé par les Français, le bâtiment avait été l’une des bases des services spéciaux syriens à Beyrouth. Et la rumeur affirme que l’immeuble était gavé d’explosifs. Ce que je ne crois pas. En revanche nos militaires se seraient fait berner. Ils auraient abrité dans leur parking, au sous-sol, un de leurs véhicules qui, lui, aurait été subrepticement piégé lors d’un ravitaillement en ville…
*Jacques-Marie Bourget a travaillé comme grand reporter pour les titres les plus connus de la presse française tels que L’Aurore, L’Express, VSD, Paris Match, Bakchich… (après avoir débuté à Radio France alors appelé ORTF). Il a ainsi couvert, entre autres événements, la guerre du Viêt Nam, la guerre du Liban, la première et la seconde Intifada, la première guerre du Golf, la guerre de Bosnie-Herzégovine. En 1986, il a obtenu le prix Scoop pour avoir révélé l’affaire Greenpeace. Le 21 octobre 2000, à Ramallah en Cisjordanie, il est grièvement blessé par une balle de M16 tirée par l’armée israélienne.
Publications
Le vilain petit Qatar, Nicolas Beau, Jacques-Marie Bourget, Editions Fayard, 2013
Sabra & Chatila, au cœur du massacre par Jacques-Marie Bourget, Photographies de Marc Simon, Préface d’Alain Louyot. Éric Bonnier éditions (2012)
Survivre à Gaza par Mohamed Al-Rantissi, Christophe Oberlin et Jacques-Marie Bourget. Éditeur : Koutoubia (2009)
J’ai choisi le Hamas par Mohamed Al Rantissi, Christophe Oberlin et Jacques-Marie Bourget. Éditeur : Pascal Galodé (2009)
Bethléem en Palestine (avec Pierre Péan), Paris, Éditions Fayard, 1999, 321 p.
Des Affaires très spéciales – 1981-1985 par Jacques-Marie Bourget, Yvan Stefanovitch. Plon (2001)
Yann Piat par Claude Ardid et Jacques-Marie Bourget. Plon (1998)
Gerard Devouassoux, Le Souffle De La Montagne par Jacques-Marie Bourget, Préface de Maurice Herzog. Éditions Solar (1975)
Date de parution: 24/10/2013