Un livre sur le Mali, alors même que la crise majeure provoquée par la tentative de sécession de la moitié nord, dite « Azawad », est toujours en cours, tient du défi. L’avenir du Mali demeure incertain, à la mesure des inconnues sur plusieurs points : l’enracinement des mouvements armés djihadistes, dont la mise en déroute militaire ne garantit nullement leur effacement de la société ; la réponse qui sera donnée par les autorités maliennes – intérimaires ou pas – aux revendications du MNLA, sans céder sur le principe sacro-saint de l’intégrité territoriale ; la crédibilité du déroulement de la présidentielle de juillet.
La réflexion multidisciplinaire que propose ce livre, réalisé sous la direction de Michel Galy, offre de nombreuses pistes pour appréhender l’évolution possible du Mali et du Sahel, bouleversés par l’intervention française et celle des armées africaines de la Misma, bientôt encadrées par les Nations unies.
Dans sa préface, Bertrand Badie, brillant politologue (et directeur de L’État du monde, La Découverte), pose le décor de ce Sahel en pleine crise : « Une entité qui n’est pas seulement construite par la culture, mais s’impose comme “communauté d’insécurité”, non pas seulement politique, mais tout simplement sociale et humaine. Se pencher sur la crise malienne, c’est avoir face à soi une immense pathologie sociale faite de pauvreté, d’insécurité alimentaire, sanitaire, environnementale et institutionnelle. »
Les responsabilités françaises et internationales depuis les indépendances sont sévèrement épinglées : « Les paramètres de la crise […] sont inscrits dans une conception de l’Afrique bricolée par cinquante ans de tractations entre des régimes faibles, structurellement fragiles, et une “communauté internationale” qui a passé un demi-siècle non seulement à s’en accommoder, mais à en tirer quelques profits… », écrit Badie. Indéniable. Comme il est indéniable que l’opération Serval est une conséquence des ces pernicieuses « fragilités », puisque l’armée française se substitue une fois encore à celle d’un « État déficient ». Sur le fond, le chercheur critique la pertinence, à terme, de l’instrument militaire : « Dans des conflits asymétriques, il nourrit les sociétés guerrières, là où l’urgence est de priver, au contraire, les entrepreneurs de violence de leur clientèle : peut-être est-il plus judicieux d’agir sur la demande plus que sur l’offre. »
Dans son introduction, Michel Galy souligne avec force la responsabilité directe de Paris dans le conflit malien, qui « n’est, à sa source, que la conséquence très prévisible de l’intervention française en Libye ». On peut en revanche exprimer des réserves quant à l’existence d’une continuité de l’opération Serval avec le rôle de la France dans le conflit de la Côte d’Ivoire (1).
Serval serait même la suite logique des quarante-huit interventions au sud du Sahara depuis les indépendances, selon Galy, et confirmerait l’existence d’« un système de gouvernance continu, voire d’une recolonisation qui n’ose dire son nom ». Paris ne viserait-il pas en réalité, plus modestement, la stabilisation de la région ‑ objectif géostratégique par ailleurs non négligeable ?
Quant aux intérêts français dans la région, force est de constater que, à l’exception du géant français de l’uranium, Areva, installé au Niger depuis 1969, ils sont plutôt en déclin. Un avis que partage un autre intervenant de l’ouvrage, l’essayiste (et dramaturge) Jean Louis Sagot-Duvauroux. « Présenter l’influence française et plus généralement le poids de l’Occident comme le deus ex machina de tout ce que se passe en Afrique perd peu à peu de sa pertinence », indique-t-il en rappelant que durant les deux mandats du président Amadou Toumani Touré, dont le budget était financé par la France à hauteur de 20 %, nombre d’accords cruciaux ont été signés avec des entreprises algérienne (exploration pétrolière), sud-africaines, canadiennes ou australienne (secteur minier) et même l’énergie du Mali (EDM), cédé à Bouygues en 2000, a été renationalisée en 2005…
Certes, l’ancienne métropole ne doit pas voir d’un bon œil l’arrivée dans la région de nouveaux concurrents, telle la Chine. « Rien de tel pourtant au Mali, admet Galy, si ce n’est à long terme ; mais le complexe militaro colonial considère, par extension, que “l’influence française” est menacée quand tout pays francophone est en danger. » Plus pertinent, à nos yeux, le questionnement qui conclut cette réflexion : « Et si c’était l’échec même du “modèle” qui provoquait, par une paupérisation généralisée, un recours au religieux, un refus de l’État dominé, une situation quasi révolutionnaire ? »
La déconfiture de l’État malien, ébranlé par les politiques néolibérales cautionnées par la France, revient fréquemment dans l’ouvrage. Parmi les causes profondes de la crise malienne, figurent « une gouvernance aléatoire, la marginalisation de certaines communautés avec un accès inégal aux services de base, dans un contexte structurel dépendant des aléas climatiques », écrit Benoit Miribel, président d’Action contre la faim. La combinaison de facteurs de vulnérabilité tels que « la crise chronique liée à la pauvreté et marquée par l’érosion de la résilience des ménages face à des chocs de plus en plus fréquents, et la crise provoquée par le conflit qui a éclaté en janvier 2012 dans le nord du pays, a créée une situation humanitaire sans précédent au Mali, ayant affecté plus de 4 millions de personnes ».
Présente en filigrane dans la plupart des contributions, la question touarègue est surtout traitée par la chercheuse du CNRS, Hélène Claudot-Hawad. Après un instructif rappel historique des campagnes coloniales, en passant par la « révolution de Kawsen » (résistant touareg) de 1910, l’incisif chapitre sur la période post-coloniale – dont les nouvelles frontières des États « asphyxient la vie touarègue » – se termine par une affirmation qui fera débat : « Les accords de paix [depuis les années 1990, ndlr] – qui impliquaient une véritable démocratisation des systèmes politiques malien et nigérien – ont surtout servi aux autorités à gagner du temps […] Les pouvoirs, soutenus par leurs différents partenaires, ont misé sur des solutions de type génocidaire […], conduit à l’autodestruction des communautés du Nord et à l’abandon des territoires touaregs convoités par l’industrie minière. »
Serait-ce une des zones d’ombre évoquées en titre ? La principale étant ce que l’on désigne ici de « jeu trouble de l’Algérie », commentée (et contredite) par Hassen Zenati (voir encadré).
Signalons enfin, la contribution de Mohammad-Mahmouod Ould Mohamedou, directeur du Programme régional au Centre de politique de sécurité de Genève, qui dissèque la guerre au terrorisme des grandes puissances. Au final, le nouveau « grand jeu » de ces dernières au Sahel, écrit-il, « enfante la désacralisation de la souveraineté […], le remplacement de la thématique du “développement” par celle de la sécurité et l’établissement d’une relation causale entre fragilité, violence et performance de l’État postcolonial ». Et de conclure par un constat, qui, sans être nouveau, est bon à rappeler : « Il faudrait désormais réparer ces États “fragiles” “faibles” ou “faillis” – lesquels seraient devenus le “plus important problème pour l’ordre international”. »
Dans ses grands axes, on l’a compris, le livre critique l’interventionnisme français, et ses relents françafricains, ainsi que les responsabilités internationales dans la déliquescence d’un État présenté, à tort, comme un modèle démocratique en Afrique. Mais l’alternative à l’éternel recours à la force du protecteur français – dans la conjoncture de janvier 2013 – n’a été que succinctement ébauchée (évoquant une coupure des routes menant à Bamako). On aurait aimé en savoir davantage.
* La Guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara, enjeux et zones d’ombres, sous la dir. de Michel Galy, préface de Bertrand Badie, Éd. La Découverte, 144 p., 15 euros.
(1) Impardonnable maladresse politique, l’arrestation de Laurent Gbagbo par des militaires français n’établit pas par elle-même la légitimité et la réélection de l’ancien chef de l’État, que le politologue (et ami) Michel Galy a défendues dès le premier jour.