Afin d’autoriser la prolongation de la mission des forces armées françaises au Mali, qui ne peut se faire constitutionnellement que par un vote au Parlement, une équipe de sénateurs a été chargée d’une mission d’information afin d’évaluer le bien-fondé d’une telle décision. De nombreux entretiens ont été réalisés : hommes politiques, militaires de l’opération Serval, experts et chercheurs français, hauts responsables dans les institutions européennes. Les sénateurs ont reçu en audience, à Paris, le président de l’Assemblée nationale malienne, Younoussi Touré, ainsi qu’un groupe de parlementaires. Puis ils ont vu à Bamako, fin février, l’ancien président Alpha Oumar Konaré, l’actuel président par intérim Dioncounda Traoré, son premier ministre Diango Cissoko, et plusieurs autres membres du gouvernement. Ils ont interrogé de hauts gradés de l’armée malienne, le général nigérian Shehu Abdulkadir, qui commande la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (Misma), ainsi que Pierre Buyoya, l’ancien président burundais, actuellement représentant spécial de la Commission de l’Union africaine.
Ils ont également vu Ousmane Madani Chérif Haïdara, chef du mouvement religieux Ansar Eddine (différent de la faction islamiste rebelle du même nom). Enfin, ils ont rencontré une délégation du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) conduite par son secrétaire général, Bilal ag Achérif. En bref : un large panel, pas trop franco-français et par conséquent assez représentatif de la société malienne et du pouvoir en place. C’est à ce titre que leur rapport d’information, intitulé « Comment gagner la paix ? » et rendu public en avril 2013, est intéressant.
Les sénateurs ont en effet bien analysé la situation pré-coup d’État : pendant vingt ans, le Mali a été considéré comme l’un des pays de référence pour la démocratie en Afrique. Après le renversement de Moussa Traoré en 1991, le général Amadou Toumani Touré (ATT) avait conduit une transition exemplaire, conclue un an plus tard par l’élection d’Alpha Oumar Konaré, lequel s’est appuyé sur son parti, l’Adema (Alliance pour la démocratie au Mali), durant ses deux mandats. ATT lui-même a été élu en 2002 et réélu en 2007 au cours d’un scrutin libre et transparent. Seule ombre au tableau : un très faible taux de participation, 36 % seulement. De même pour les législatives qui ont suivi : 33 %. Deux signes d’un grave désintérêt de la population pour sa classe politique.
L’effondrement de l’État a pris du temps et s’est déroulé en plusieurs étapes : le 17 janvier 2012, le MNLA attaquait Ménaka. Le 12 mars, un coup d’État renverse ATT, à quelques semaines d’une élection présidentielle à laquelle il ne se représentait pas, conformément à la Constitution. Le 6 avril 2012, le MNLA proclamait l’indépendance de l’Azawad. C’est alors qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), allié avec le Mouvement uni pour le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et Ansar Eddine, un mouvement dissident du MNLA conduit par Iyad ag Ghali, un vieux briscard des rébellions touarègues, s’empare des trois régions du nord Mali, celles des villes de Tombouctou, Gao et Kidal. L’offensive des terroristes en direction du sud du pays, le 10 janvier 2013, provoquera l’appel au secours du président par intérim Dioncounda Traoré et l’intervention de la France, avec l’opération Serval.
Le rapide survol des rébellions touarègues depuis les années 1960 (voir l’interview de Bakary Traoré, p. XX) permet de comprendre à quel point la question de l’irrédentisme a joué un rôle clé dans la crise. Cependant, le rapport note aussi que la déliquescence de l’État était très avancée, et cite plusieurs témoignages affirmant qu’il existait bien une « complaisance, voire une complicité opérationnelle entre le pouvoir d’ATT et les organisations terroristes présentes au nord du Mali ». Le texte n’en dit pas plus. Il serait pourtant intéressant d’en apprendre davantage.
Quant à la question du Nord, il y a deux approches possibles : problème touareg ou problème de développement. Il y a eu quatre révoltes depuis l’indépendance : en 1963-1964, entraînant une répression qui a fait près de 2 000 morts et le placement de la région sous administration militaire. Le président Modibo Keita en a interdit l’accès aux étrangers, la marginalisant durablement sur le plan politique et économique. Elle devient alors synonyme de bagne, et l’établissement pénitentiaire de Taoudenni en est le terrible emblème. En 1973-1974, la grande sécheresse entraîne un déplacement important de la population touarègue, notamment vers la Libye. Une partie de ces exilés participera à la deuxième rébellion, en 1990, menée – déjà – par Iyad ag Ghali, qui intervient dans le difficile contexte des mouvements sociaux contre le régime de Moussa Traoré. Les accords de Tamanrasset, en 1991, officialisent la première intégration de Touaregs dans les rangs de l’armée régulière.
En 2006, les camps militaires de Kidal et Ménaka tombent aux mains de rebelles. Cornaqué par Alger, le retour de la paix intervient assez rapidement. Le Nord est démilitarisé et confié à des « unités spéciales » composées de Touaregs, mais la violence perdure jusqu’en 2009. La quatrième révolte est celle du 17 janvier 2012, favorisée par le retour des mercenaires touaregs de l’armée libyenne, après la chute du colonel Kadhafi. La dissémination de leurs armes leur assure une puissance de feu jamais égalée. C’est donc plus d’une vingtaine d’années de troubles qui ont fait du Sahara malien une zone de « non-État » et pavé la voie à tous les trafics : narcotiques et migrants en premier lieu.
La communauté touarègue elle-même est apparue aux sénateurs comme une organisation de type féodal, avec des dominants et des dominés, mais également comme une mosaïque traversée de rivalités entre lignages, certains alliés, d’autres adversaires, passant des accords ou les dénonçant au gré de leurs objectifs, avec les autres peuples de la région : Songhaï, Maures, Peuls, Arabes… Le rapport ne peut donner qu’un bref aperçu de la structure sociale complexe et fragmentée des Touaregs. Il mentionne cependant que le projet politique de Modibo Keita avait été de mettre fin au système de liens de dépendance, sans y parvenir totalement.
La question religieuse est finement étudiée. Le rapport conclut avec justesse que, depuis une quinzaine d’années, les mouvements radicaux sont à l’œuvre dans tout le nord du Mali, où la majorité des fidèles sont pourtant des malékites modérés. Le débat autour du code des personnes et de la famille en 2009 a montré la puissance des religieux, qui ont fini par faire annuler le projet de réforme. Il existe un financement extérieur actif pour la construction de mosquées, de centres sanitaires et sociaux et de madrasas, souvent en provenance d’Arabie Saoudite. Cette situation génère une inquiétude certaine dans toute la sous-région, tout comme l’est l’ouverture d’une filiale francophone de la chaîne qatarie Al-Jazeera à Dakar.
S’agissant de la junte, les enquêteurs ont noté qu’elle n’est plus officiellement impliquée dans le processus de transition, mais représente quand même une composante à prendre en compte, notamment dans le futur processus électoral. Bien qu’officiellement écartée et décrédibilisée sur le plan militaire, elle reste influente, capitaine Sanogo en tête. Il a des alliés de poids, détenteurs de portefeuilles ministériels, dont celui chargé d’organiser les élections…
Il faut noter enfin que les rapporteurs se sont employés à tordre le cou de deux idées reçues : celle d’un agenda secret de la France, qui viserait à faire main basse sur des ressources naturelles du sous-sol saharien ; et l’autre d’une supposée collusion avec le MNLA. Aux représentants touaregs qu’ils ont vus à Bamako, les Français ont réaffirmé la nécessité de déposer les armes, de se placer sur le terrain politique et de renoncer à toute revendication mettant en cause l’intégrité territoriale.
La conclusion de ce rapport, qui est une vision sommaire mais remarquablement juste de la situation actuelle du Mali, est que la France n’a pas vocation à rester dans ce pays. Coûteuse et délicate, l’opération Serval devrait être peu à peu désengagée, au profit d’une mission conduite par les Nations unies.