Cofondateur du Collectif des Maliens de France pour la paix (CMFPaix) créé en février 2012, après le premier coup de feu de la rébellion déclenchée en février 2012, Bakary Traoré en est aussi le porte-parole. Ce spécialiste du nord du Mali (1) explique les racines de l’effondrement de l’État malien et de la persistance de la question touarègue. Il rappelle aussi que la Constitution malienne interdit toute discrimination fondée sur l’origine sociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, ou la religion, une disposition qui rend incompatible le maintien du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) en tant que parti politique.
Quelles sont, selon vous, les principales raisons de l’effondrement de l’État malien ?
Il y a deux types de causes : structurelles et circonstancielles. Les premières tiennent d’une part à la corruption, très ancienne dans le pays, qui a gangrené l’administration et l’armée, notamment pour le recrutement et la gestion du personnel. La qualité de l’armée dépend beaucoup de son recrutement. Il y a d’autre part un problème de dotation en termes d’équipements, qu’on a négligé depuis près de vingt ans au profit de la santé et de l’éducation. On craignait que, bien équipée, l’armée ne se retourne contre l’État. Mais le développement est un tout : sans armée, à la moindre peccadille, l’État s’écroule. C’est ce qui nous est arrivé en janvier 2012.
Les causes circonstancielles se rapportent notamment à l’intervention de l’Otan en Libye, avec des répercussions directes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne. À la mort de Kadhafi, le 20 octobre 2011, des combattants de retour de Libye sont venus s’allier à une petite association appelée Mouvement national Azawad. Après un congrès tenu à Zakak, au nord de Kidal, ils ont décidé de créer le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA).
Personne n’a rien vu venir, pas même les Américains, pourtant impliqués dans la formation de l’armée. Le délitement s’est fait sous leurs yeux.
Oui, les Américains ont été pris de court. Ils n’ont pas vu les conséquences de l’intervention en Libye, qui a ouvert la boîte de Pandore. Malgré leur formation, les soldats maliens n’étaient pas à la hauteur de ce qui arrivait en face d’eux : 300 éléments, avec des pick-up, des armes neuves, des missiles sol-air, des roquettes, tout le stock libyen brusquement tombé aux mains des terroristes, sans compter ce qui a été largué dans le désert, y compris par la France.
Autre élément important : la démilitarisation de ces régions. Les anciens rebelles ont mis en avant leur connaissance du terrain pour exiger d’exercer eux-mêmes la sécurité de ces contrées. Modibo Keita [le premier président du pays entre 1960 et 1968, ndlr] avait compris que pour mieux gérer ces vastes zones désertiques, il fallait une forte présence de l’État. C’est ainsi que des bases ont été ouvertes sur les frontières et les axes routiers principaux. Il y avait des casernes, des garnisons et des postes avancés, mais tout cela a été graduellement démonté et fermé depuis les accords de paix de 1992, puis de 2006.
Est-ce ainsi que ces régions sont devenues un havre pour le narcotrafic ?
Oui, l’État s’est désengagé et a laissé le champ libre à toutes sortes de contrebande. Au sein de l’armée malienne, il y avait une unité de maintien de la sécurité dans la zone : les méharistes, une survivance du Goum de l’armée coloniale. Mais cette unité est truffée d’ex-rebelles. L’État ne peut pas se décharger de sa mission de défense pour la confier à une partie de la population, sous prétexte que celle-ci connaît mieux le terrain.
Dans quelle mesure le MNLA représente-t-il la population touarègue ?
Il n’a reçu aucun mandat en ce sens et représente encore moins les régions dans le nord du Mali où les populations sont multiethniques, multiraciales et multiconfessionnelles, à l’image de tout le pays. Le MNLA réclame la libération de l’Azawad, mais celui-ci est le nom d’une prairie entre les villes de Tombouctou et Arawane. De ce point de vue, l’Azawad, est un mythe, une fiction qui n’a rien à voir avec Tombouctou, Gao, ou Kidal – des régions qui existaient avant l’indépendance, et dont l’histoire s’inscrit sur plusieurs siècles. Le 6 avril 2012, quand le MNLA a proclamé l’indépendance de la région, cette déclaration a été unanimement rejetée par les Maliens ainsi que par la communauté internationale.
Comme je le disais, les Touaregs constituent une communauté parmi d’autres dans le Nord. La communauté touarègue, aujourd’hui, est écartelée entre plusieurs pays : le Mali, au nord, l’Algérie, au sud, et le Niger, au nord-ouest. Tout comme les Soninkés sont écartelés entre le Sénégal, la Mauritanie et le Mali. L’irrédentisme est une survivance de l’époque coloniale.
Un conflit existe pourtant entre le pouvoir et les Touaregs. Quelles sont ses racines ?
Il faut remonter un peu l’Histoire. Par une loi coloniale du 10 janvier 1957, a été créée l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Son objectif annoncé était le développement de la région du Sahara algérien, malien, nigérien et tchadien. Mais son objectif inavoué était la mainmise du colonisateur sur les ressources énergétiques du Sahara, car du pétrole y avait été découvert en 1956, précisément en Algérie. On pensait qu’il y en aurait aussi au Niger et au Mali, et, effectivement, on en a découvert au Tchad et au Niger. La France a alors divisé pour mieux régner en dressant les communautés noires contre les populations touarègues, maures et arabes, semant ainsi la graine de l’irrédentisme.
Trois ans après l’indépendance, il y a eu une révolte de Touaregs pour un problème de recouvrement d’impôts, qui a dégénéré en révolte armée. Modibo Keita a tranché : pas d’accord. Il a résolu le problème militairement. Ce fut la répression en 1963-1964 contre les Touaregs, et même contre certains hommes politiques à Bamako. L’Algérie et le Maroc extradèrent des chefs rebelles, qui furent jugés et emprisonnés. Le souci majeur du premier président malien était de raffermir l’unité nationale pour laquelle son parti, le Parti progressiste soudanais, s’était battu, et dont certains de ses responsables avaient fait de la prison, notamment au bagne de Kidal !
Il y a donc eu une accalmie…
Oui, une vingtaine d’années, jusqu’au 28 juin 1990. Ce jour-là, un certain Iyad Ag Ghaly déclenche une rébellion de Touaregs, d’Arabes, de Maures et de quelques Songhaïs à la tête du mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA). Nous étions alors en plein bouleversement politique. Le régime de Moussa Traoré a accepté de négocier et a signé les accords de Tamanrasset, le 6 janvier 1991, avec l’Algérie comme médiateur, qui prévoient l’autonomie des trois régions et des projets de développement, avec des dispositifs fiscaux incitatifs : exonération de taxes pour les investisseurs, etc. Deux mois plus tard, le 26 mars 1991, le régime tombait.
Amadou Toumani Touré (ATT) a géré la transition pendant quatorze mois. Les négociations ont continué. Les accords de Tamanrasset ont été signés entre l’État malien et le Mouvement populaire de l’Azawad (MPA), composé majoritairement de Touaregs, et le Front islamique arabe de l’Azawad (FIAA). Puis le MPA s’est scindé encore, pour des raisons ethniques et de leadership, en un Front populaire de libération de l’Azawad (FPLA) et une Armée révolutionnaire de libération de l’Azawad (ARLA). Au moment de la signature du second accord, le Pacte national, le 11 avril 1992, tous ces mouvements se sont fédérés pour créer le Mouvement des fronts unifié de l’Azawad (MFUA).
Que prévoit le Pacte national dans ses grandes lignes ?
À la suite des négociations et depuis la conférence nationale de juillet-août 1991, il prévoit, d’une manière générale, un statut particulier pour les régions dans le nord du Mali (Tombouctou, Gao et Kidal). Il s’agit des prémices du grand chantier de la décentralisation, une avancée très importante en matière de gestion administrative. Les affaires locales seront désormais gérées par les collectivités à plusieurs échelons : les régions, les cercles et les communes à la base.
Et qu’offre-t-il aux trois régions du Nord, Tombouctou, Gao et Kidal, en particulier ?
De vastes projets de développement planifiés et un système fiscal préférentiel, des mesures reconduites pour dix ans. Il prévoit aussi le cantonnement et la réintégration dans l’armée des ex-rebelles. Il sera appliqué après l’avènement de la IIIe République, le 8 juin 1992, c’est-à-dire sous le régime d’Alpha Oumar Konaré. Avec l’opération Flamme de la paix, le 27 mars 1996, 3 000 armes sont détruites à Tombouctou, et on érigera un monument dédié à la paix à cet endroit.
Le Mali connaît à nouveau une dizaine d’années d’accalmie. Mais en 2006, la rébellion recommence. Hassane Fagaga, un rebelle que l’armée avait promu au grade de colonel et qui était chef d’état-major de la Garde républicaine, Ibrahim Ag Bahanga, ex-rebelle lui aussi intégré dans l’armée, et Iyad Ag Ghaly créent le Mouvement du 23 mai et décident de se battre pour le développement des trois régions. De nouvelles négociations sont entamées et, le 4 juillet 2006, l’accord d’Alger est conclu, prévoyant les mêmes mesures du Pacte de 1992, mais essentiellement pour Kidal. Quelques mois après cet accord, les hostilités reprennent avec Ibrahim ag Bahanga, qui est rapidement neutralisé.
Pourquoi ces reprises de conflit dans cette région ? Est-elle potentiellement si riche ?
Le nord du Mali est une région aride, saharienne, où le développement est faible. Il n’existe pas assez de potentialités économiques, en dehors de la région lacustre. Quelques gisements sont en voie de prospection, mais il n’y a pour l’instant pas d’exploitation : ni gaz, ni pétrole, ni uranium. Il est absurde de dire que la rébellion dans le nord du Mali a un enjeu énergétique. Le fond du problème est l’irrédentisme, dont la résurgence a été favorisée par la conjoncture régionale.
La décentralisation prônée par les accords de 2006 a favorisé la prolifération des trafics et plus encore l’abandon de cette zone à elle-même sur le plan sécuritaire. Cette situation a renforcé le contrôle des mouvements irrédentistes et terroristes sur la région, et provoqué l’effondrement de l’État malien.
Qu’est-ce qui explique qu’au Niger, le problème soit a priori mieux géré ?
Jusqu’ici, quand une rébellion s’éteint au Mali, une autre commence au Niger. Ce sont les mêmes communautés et elles surveillent les avantages attribués par l’un ou l’autre pays. Il n’y a pas encore de solution sous-régionale, et c’est le handicap.
Y a-t-il eu des progrès sur le plan économique à la suite de ces accords ?
Un audit de diverses initiatives visant au développement du Nord serait fort utile. Outre le soutien des donateurs, l’État malien a investi entre 1990 et 2011, 1 500 milliards de francs CFA (2 millions d’euros) dans de nombreux projets de développement, dont trente-neuf structurants, c’est-à-dire regroupant les trois régions, dans les domaines de l’eau, de l’aménagement du territoire, des infrastructures. On ne connaît pas le bilan.
L’intégration des ex-rebelles dans l’armée a-t-elle été effective ?
Oui. Tous les 11 645 éléments désarmés ont intégré l’armée ou la Fonction publique. Hassan Fagaga et Ibrahim ag Bahanga en font partie. Certains combattants se sont retrouvés dans l’armée nationale avec des grades importants, même sans savoir lire ni écrire. Cela a été une expérience malheureuse. Hassan Fagaga a déserté deux fois : la première en 2006, puis il a été réintégré après l’accord d’Alger ; la seconde en 2011, pour créer le MNLA. La mutation a mieux fonctionné au niveau de l’administration et de la Fonction publique.
Qu’en est-il de la représentativité élective des Touaregs ?
On a revu le découpage géographique électoral pour favoriser une meilleure représentativité des minorités dans l’administration et les rouages de l’État. Normalement, dans chaque circonscription, il y a un siège de député pour 40 000 habitants. Dans la région de Kidal, il y a un siège pour 17 000 habitants. Sur 19 députés dans le nord du Mali, 11 sont touaregs. Sur les 13 présidents de cercle, 10 sont touaregs. La septième institution de l’État est le Haut Conseil des collectivités territoriales. Elle est dirigée par Oumarou Ag Mohamed Ibrahim Haïdara, un Touareg. Sur les 24 membres de ce Haut Conseil, élus dans les trois régions du nord du Mali, 15 sont touaregs. Deux des présidents des Assemblées régionales sont touaregs.
La présence touarègue est importante sur l’échiquier politique du septentrion malien. Il y a même sur-représentativité de la minorité touarègue, au nom de la solidarité nationale. Sur 703 communes au niveau national, 86 se trouvent dans les trois régions. Certes, celles-ci constituent les deux tiers du territoire, mais avec moins de 10 % de la population nationale. Ce sont des efforts de solidarité nationale qui doivent contribuer à rattraper le retard de développement. Cela n’a pas empêché les rébellions… Une des erreurs du président ATT pour régler les questions a été de s’appuyer sur les barons de la rébellion et non sur les populations. Ils avaient leurs entrées au palais de Koulouba.
Quelles sont les perspectives de paix réelle ?
Tout conflit se termine par des négociations. L’État a mis en place une Commission dialogue et réconciliation de trente-trois membres, dirigée par l’ancien ministre et ambassadeur Mohamed Salia Sokona. Elle est chargée de favoriser le dialogue entre les communautés du Nord et le reste du pays. Au Mali, nous avons la culture du dialogue. Mais son excès provoque parfois l’impunité. L’État a donc engagé des poursuites judiciaires, via la Cour pénale internationale, à l’encontre du MNLA, d’Ansar Eddine, du Mujao et de Boko Haram. Ces structures ont commis des crimes épouvantables : amputations, flagellations, destruction de biens publics, etc. Ces crimes méritent des sanctions. Contrairement aux crises antérieures, s’il n’y a pas de justice, on générera des frustrations et le risque que le problème resurgisse.
Les élections vont-elles avoir un effet positif sur la consolidation de la paix ?
Après le coup d’État qui a renversé ATT le 22 mars 2012, le président de l’Assemblée nationale est devenu président de la République par intérim, conformément à l’article 36 de la Constitution. Cette transition a une feuille de route, adoptée fin janvier à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Elle prévoit l’organisation des élections et la lutte pour l’intégrité du territoire. La présidentielle devrait avoir lieu les 7 et 21 juillet prochain et les législatives en septembre 2013. Or, Tombouctou et Gao sont libérées, mais pas Kidal. Quelque 450 000 déplacés et réfugiés ne sont pas rentrés. Il faut qu’ils puissent voter, par exemple dans leurs camps, en accord avec les pays voisins qui les accueillent. On évitera ainsi de consommer la partition du Mali.
La France semble favorable à ce que le MNLA devienne un parti politique…
Mais le sigle MNLA lui-même est incompatible avec l’article 25 de la Constitution du 25 février 1992, qui dispose que le Mali est une république indépendante souveraine, indivisible, démocratique, laïque et sociale. La volonté de « libérer » un certain Azawad va à l’encontre de l’intégrité territoriale. Il faut dissoudre juridiquement cette organisation. Les hommes politiques ne s’expriment pas assez clairement sur le sujet. C’est pourquoi le Collectif des Maliens de France pour la paix (CMFPaix) a organisé à la mi-mai une marche vers l’ambassade du Mali pour exiger la libération de Kidal, le démantèlement et la dissolution juridique du MNLA et de tous les autres groupes armés, à savoir : le Mouvement islamique arabe (MIA), dirigé par Alghabass ag Intalla, le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), le Haut Conseil de l’Azawad, et tous les groupes résiduels d’autodéfense. Toutes ces formations armées contreviennent aussi à l’article 2 de notre Constitution, qui dit que toute discrimination fondée sur l’origine sociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, la religion et l’opinion politique est prohibée.
L’État laïc est aussi garanti par la Constitution. Pensez-vous qu’il soit en danger ?
La laïcité a été effectivement mise en danger, et depuis longtemps : on voit régulièrement, lors des meetings politiques, le rang d’honneur occupé par les dignitaires religieux. Lors des fêtes sacrées, comme la fête du Maouloud, c’est l’inverse : les politiques sont au premier rang. Nous sommes un pays marqué par l’islam depuis l’empire du Ghana au viie siècle. Quand les Arabes sont arrivés à l’époque, sous l’empereur Kaya Makan Cissé, ils ont voulu islamiser les populations. L’empereur a accepté, à l’exception de la cour impériale. Les Arabes ont construit leurs mosquées à côté du palais impérial, et la cohabitation a commencé, jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle la séparation du spirituel et du temporel. Certains empereurs ont été musulmans, comme Kankan Moussa, qui a fait un pèlerinage à La Mecque, ou l’empereur Askia Mohammed sous l’empire songhaï, mais l’équilibre entre religieux et politique a été préservé : chacun dans sa sphère et son rôle.
Est-ce un gage de popularité, pour les hommes politiques, d’être vus avec des religieux ?
Oui, mais c’est un jeu dangereux qui s’est aggravé depuis dix ans. Jusqu’à il y a peu de temps, l’Association malienne pour l’unicité et le progrès de l’islam (Amupi), créée en 1980, gérait les fêtes religieuses, les pèlerinages, etc., en tandem avec le ministère de l’Administration territoriale. Puis il y a eu la création du Haut Conseil islamique. C’est lui qui est devenu l’interlocuteur privilégié de l’État et qui s’est dressé contre la réforme du code de la famille. À présent, il surfe sur une vague qui risque d’emporter l’État malien demain, si on n’y prend pas garde.
(1) En octobre prochain, il soutiendra une thèse à Paris 2 Panthéon-Assas sur « Le conflit dans le nord du Mali à travers son traitement médiatique dans les hebdomadaires français de 1990 à 2010 », sous la direction de Jacques Barrat.