INTERVIEW – Spécialiste de la Turquie, Dorothée Schmid estime qu’en accusant un Syrien, le président turc cherche à désigner un nouvel ennemi pour redorer son image.
Dorothée Schmid est responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Ifri (Institut français des relations internationales).
LE FIGARO – Que vous inspire la communication d’Ankara qui a d’abord accusé un Syrien, puis Daech?
Dorothée SCHMID – Le problème, c’est le black-out sur l’information. Comme si Ankara voulait tout contrôler pour montrer que la Turquie avait la situation en main, alors qu’elle lui échappe largement. Ce qui est frappant, c’est la première déclaration officielle selon laquelle l’auteur de l’attentat est un Syrien. Quand on a deux millions de Syriens sur son territoire, avec parmi eux des Arabes et des Kurdes, des sunnites et des alaouites, des militants djihadistes de diverses obédiences et des civils réfugiés, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais c’est devenu une sorte d’habitude: à chaque fois qu’il y a un attentat, Erdogan désigne le responsable, sans montrer de preuve claire. Puis il interdit tout autre scénario.
Que cherche-t-il en désignant un Syrien?
II peut y avoir une opération de rachat d’image de la part d’Erdogan, qui désigne un nouvel ennemi: la communauté syrienne dans son ensemble. Ce qui l’arrange, car il a très envie de se débarrasser des Syriens. N’oublions pas non plus qu’il est mis en cause par les Européens pour son incapacité à contrôler le flot des réfugiés, qui veulent partir en Europe. Si ce Syrien est bel et bien lié à Daech, cela permet à Erdogan de dire que c’est la troisième fois que la Turquie est visée, qu’on ne peut pas l’accuser d’être complice de Daech qui frappe partout en Turquie. On aura eu en effet un attentat à Ankara, la capitale, un autre à la frontière syrienne, et un troisième dans le quartier touristique d’Istanbul. Et cela ne va pas s’arrêter. Je suis convaincue que la crise syrienne viendra à bout du pouvoir d’Erdogan.
Quelle peut-être la réaction d’Ankara vis-à-vis des réfugiés syriens?
Les autorités turques ont laissé dire, ces derniers jours, qu’elles s’apprêtaient à donner un permis de travail aux Syriens. Il y a donc la tentation de régulariser cette espèce de lumpenprolétariat, ce qui améliorerait l’image de la Turquie. Mais, d’un autre côté, il y a ce discours antiréfugiés assez fort. Et c’est là que nous retrouvons l’idée turque de créer une zone tampon à la frontière, côté syrien, pour y rassembler ces réfugiés dont Ankara ne veut plus. Erdogan sent bien qu’il y a un malaise de plus en plus grand vis-à-vis de ces réfugiés pas du tout intégrés.
Neuf victimes sont allemandes. Quelles conséquences cet attentat aura-t-il sur la relation entre la Turquie et l’Allemagne?
Angela Merkel se retrouve dans une position très délicate. Elle a appelé Erdogan dès mardi matin. La chancelière était déjà en grande délicatesse sur sa politique d’accueil des réfugiés syriens. Lundi, l’Union européenne, de son côté, avait rappelé que la Turquie ne faisait pas assez d’efforts pour contrôler les réfugiés. Cet attentat va sérieusement dégrader la relation, non seulement entre l’Allemagne et la Turquie, mais aussi entre l’UE et Ankara.
Source :
Le Figaro du 13/01/2016.